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En ce qui concerne tous ceux qui procèdent à une déduction <de l'impossible> en posant une proposition en plus, il faut examiner si, une fois cette proposition soustraite, l'impossible n'en est pas moins conclu. Et ensuite, il faut mettre cela en évidence, et dire que l'on a donné son accord non pas en fonction de ce que l'on croyait, mais en ayant en vue l'intérêt de l'argument, alors que le questionneur n'en a nullement fait usage dans l'intérêt [35] de l'argument.
30
Solution des réfutations tenant à la question multiple
Pour contrer les arguments qui font de plusieurs questions une seule, il faut discerner celles-ci dès le début. De fait, est une question une celle à laquelle on peut faire une réponse une, de sorte que ce n'est ni plusieurs prédicats d'un seul sujet, ni un seul prédicat de sujets multiples, mais un seul prédicat d'un seul sujet qu'il faut affirmer ou nier. Et, de même que, dans le cas des [181b] homonymes, l'attribut appartient parfois aux deux objets signifiés par le même terme, parfois à aucun, de sorte que, bien que la question ne soit pas simple, il ne s'ensuit nullement que ceux qui répondent tout uniment en subissent quelque conséquence, ainsi en va-t-il également dans le cas des questions multiples. Par conséquent, chaque fois que des attributs multiples appartiennent à un sujet unique ou qu'un attribut unique appartient à des sujets multiples, pour celui [5] qui a commis l'erreur de donner son accord tout uniment, il ne s'ensuit aucune contradiction sous-jacente ; mais, chaque fois que l'attribut appartient à l'un des sujets mais pas à l'autre, il s'ensuit une contradiction sous-jacente. Ou alors plusieurs attributs sont affirmés ou niés de plusieurs sujets, et il peut se faire que l'un et l'autre attributs appartiennent à l'un et l'autre sujet, comme il est possible, inversement, que l'un et l'autre n'appartiennent pas à l'un et l'autre, de sorte qu'il faut faire attention à cela. Par exemple, dans les arguments de ce type : « Si une chose est un bien et que l'autre est un mal, [10] il est vrai de dire qu'elles sont un bien et un mal, et inversement qu'elles ne sont ni un bien ni un mal (car chacune des deux n'est pas chacun des deux), de sorte que la même chose est un bien et un mal, et ni un bien, ni un mal. » Et « si chaque chose est elle-même identique à elle-même et autre qu'une autre chose, puisqu'elles ne sont pas identiques à des choses autres, mais à elles-mêmes et qu'elles sont autres qu'elles-mêmes, [15] les mêmes choses sont autres qu'elles-mêmes et identiques à elles-mêmes ». Et en outre : « Si la bonne chose devient mauvaise et que la mauvaise devient bonne, elles peuvent devenir les deux. » Et « chacune de deux choses inégales est égale à elle-même ; de sorte qu'elles sont elles-mêmes égales et inégales à elles-mêmes ».
Ces arguments tombent aussi sous d'autres résolutions. [20] En effet, « tous deux » et « tous » signifient plus d'une chose ; par conséquent, il ne s'ensuit pas que l'on affirme et que l'on nie la même chose, mais seulement le mot. Et, comme je l'ai dit, cela n'est pas une réfutation. Mais il est manifeste que si ce qui est multiple ne donne pas lieu à une question une, mais que l'on affirme et nie un seul prédicat d'un seul sujet, la conclusion impossible1 ne sera pas déduite.
31
Solution des arguments qui contraignent au verbiage
[25] En ce qui concerne les arguments qui amènent à répéter plusieurs fois la même chose, il est manifeste qu'il ne faut pas accorder que les prédications des relatifs signifient quelque chose en elles-mêmes quand elles sont séparées ; par exemple, il ne faut pas accorder que « double » signifie quelque chose – si ce n'est « double de la moitié » – simplement parce qu'il apparaît dans cette expression. De fait, « dix » aussi apparaît dans « dix moins un », et « faire » dans « ne pas faire », [30] et, d'une manière générale, l'assertion dans la négation. Et pourtant, si quelqu'un dit que ceci n'est pas blanc, il ne veut pas dire que c'est blanc. Eh bien, « double » non plus ne signifie rien sans doute, tout comme il ne signifie rien non plus dans le cas de la moitié ; et même s'il signifie quelque chose, ce n'est pourtant pas la même chose que lorsqu'il est pris en composition. Ni non plus « la science » dans le cas de l'espèce (par exemple, si l'on a la « science médicale ») [35] ne signifie la science au sens général, mais ce sens général est – avons-nous dit – la science du connaissable. Dans le cas des termes attribués aux termes par lesquels ils sont décrits, c'est cela qu'il faut dire, à savoir que ce qui est décrit n'est pas le même s'il est pris séparément et s'il est pris dans la formule. De fait, « concave » décrit communément la même chose au sujet du camus et du cagneux, et rien n'empêche qu'il décrive la même chose tout en étant ajouté, mais il la signifie d'une part pour le nez, [182a] et d'autre part pour la jambe. C'est que, dans le premier cas, il signifie « camus », dans le second « cagneux », et en même temps il ne diffère en rien de dire « nez camus » ou « nez concave ». En outre, il ne faut pas accorder l'expression directement prédiquée1, car c'est une erreur. En effet, « le camus » n'est pas un nez concave, mais quelque chose – à savoir une affection – du nez ; [5] de sorte qu'il n'y a rien d'absurde si l'on dit que le nez camus est un nez qui a une concavité du nez.
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Solution des arguments qui font commettre un solécisme
Au sujet des solécismes, nous avons dit auparavant en fonction de quel facteur ils paraissent se produire. Comment il faut les résoudre, ce sera manifeste sur la base des arguments eux-mêmes ; car tous ceux que voici tendent à [10] l'établir : « Ce que (ho) tu dis avec vérité, est-ce (touto) véritablement aussi ? Mais tu dis que quelque chose est une pierre (lithon, accusatif) ; donc quelque chose est lithon (une pierre, accusatif au lieu du nominatif requis, lithos). » Bien plutôt, dire lithon (une pierre, accusatif) n'est pas dire ho (pronom relatif neutre), mais hon (pronom relatif masculin à l'accusatif), c'est-à-dire non pas touto (pronom démonstratif neutre), mais touton (pronom démonstratif masculin à l'accusatif). Alors, si quelqu'un demandait : « Est-ce que touton (ce, pronom démonstratif masculin à l'accusatif au lieu du nominatif requis houtos) que (hon, pronom relatif masculin à l'accusatif) tu dis avec vérité, est ? », il ne semblerait pas parler grec, de même que s'il demandait : « Est-ce que celui (houtos, nominatif masculin) hên (que, accusatif féminin au lieu de l'accusatif masculin requis) tu dis être, [15] est ? » Mais vouloir dire ainsi <en utilisant la forme flexionnelle neutre> du bois (xulon, mot neutre) ou tout ce qui ne signifie ni un féminin, ni un masculin ne fait aucune différence <au nominatif et à l'accusatif>, et c'est précisément pourquoi il ne se produit pas de solécisme : « Si ce (touto) que (ho) tu dis être est, et si tu dis que du bois (xulon) est, alors du bois (xulon) est. » Mais ho lithos (« la pierre ») et houtos (« celui-ci ») ont une dénomination de masculin. Et assurément, si quelqu'un demandait : « Est-ce que celui-ci (houtos) est celle-ci (hautê) ? » Puis, de nouveau : « Eh quoi ? celui-ci n'est-il pas [20] Coriscus ? » Puis s'il disait : « Donc celui-ci est celle-ci » – il n'a pas déduit ce solécisme ! Pas même si « Coriscus » signifie ce que précisément signifie « celle-ci »1, mais que le répondant n'a pas donné son accord ; mais il faut que cela fasse l'objet d'une question supplémentaire. Et si ce n'est pas le cas, et que, <par conséquent>, le répondant ne l'accorde pas, cela n'a pas été déduit, ni en réalité, ni relativement à celui qui a été questionné. D'une manière semblable, [25] il faut donc, dans ce cas-ci également, une question supplémentaire pour savoir si ton lithon (la pierre, à l'accusatif) signifie houtos (ceci, au nominatif masculin). Et si ce n'est pas le cas et que, <par conséquent>, cela n'est pas accordé, la conclusion ne doit pas être formulée ; mais elle paraît devoir l'être parce que la forme flexionnelle dissemblable du mot paraît semblable : « Est-il vrai de dire que ceci (hautê, nominatif féminin) est précisément ce que tu dis qu'il (autên, accusatif féminin) est ? Or tu dis que c'est un bouclier (aspida, nom féminin à l'accusatif) ; donc ceci (hautê) est aspida (bouclier, accusatif au lieu du nominatif requis aspis). » Bien plutôt, la conclusion n'est pas nécessaire, [30] s'il est vrai que hautê (ceci, nominatif féminin) ne signifie pas aspida (bouclier, à l'accusatif) mais aspis (au nominatif), tandis que tautên (ceci, démonstratif féminin à l'accusatif) signifie aspida (bouclier, à l'accusatif). Et il n'est pas nécessaire non plus, si celui-ci <houtos, nominatif masculin> est ce que tu dis que celui-ci (touton, accusatif masculin) est, et que tu dis qu'il est Cléon (Kleôna, accusatif), que donc celui-ci (houtos) soit Cléona (Kleôna, accusatif, au lieu du nominatif requis Kleôn). Car houtos (celui-ci, nominatif masculin) n'est pas Kleôna (Kléona, accusatif masculin). En effet, ce qui a été dit, c'est que houtos (celui-ci, au nominatif), non touton (celui-ci, à l'accusatif), est ce que je dis qu'il est. Car ce ne serait pas grec non plus si la question était ainsi formulée. « Est-ce que tu connais [35] ceci ? Or ceci est une pierre (lithos, nominatif) ; donc tu connais lithos (une pierre, nominatif au lieu de l'accusatif requis lithon). » Bien plutôt, « ceci » (touto, neutre) ne signifie pas la même chose dans « Est-ce que tu connais ceci (touto, accusatif neutre) ? » et dans « Ceci (touto, nominatif neutre) est une pierre », mais, dans le premier cas, il signifie touton (ceci, accusatif masculin), et dans le second cas, houtos (ceci, nominatif masculin). « Est-ce que tu connais ce (touto, accusatif neutre) dont (hou, génitif) tu as la connaissance ? Or tu as la connaissance d'une pierre (lithou, génitif) ; donc tu connais lithou (d'une pierre). » Bien plutôt, hou (dont, génitif) veut dire lithou (d'une pierre, génitif), [182b] tandis que touto (ce, accusatif neutre) veut dire lithon (une pierre, accusatif). Et il a été accordé que tu connais, non pas toutou (de cela, génitif), mais ce (touto, accusatif neutre) dont tu as la connaissance, de sorte que tu connais non pas tou lithou (de la pierre, génitif), mais la pierre (ton lithon, accusatif).
Il ressort donc clairement de ce qui a été dit que ce type d'arguments ne déduit pas de solécisme, mais paraît le faire, et aussi à cause de quoi il paraît le faire et [5] comment il faut leur faire face.
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Difficulté variable de la résolution des arguments éristiques
Il faut bien se mettre dans l'esprit que parmi tous les arguments, pour certains il est facile, mais pour d'autres difficile d'observer en fonction de quel facteur et à quelle étape ils trompent celui qui les entend, même si ces arguments plus difficiles sont souvent les mêmes que les premiers. En effet, il faut que l'on appelle « le même argument » celui qui se produit en fonction du même facteur. [10] Or le même argument peut sembler aux uns tenir à l'expression, aux autres à l'accident, et à d'autres encore à autre chose, car, selon sa mise en contexte, chacun n'a pas la même évidence. Eh bien, de même que dans le cas de ceux qui tiennent à l'homonymie – et cela semble précisément être le mode de paralogisme le plus niais, certains [15] sont évidents même pour les premiers venus (et de fait, presque tous les calembours tiennent à l'expression, par exemple : « Un homme portait un char/un tabouret (diphron) au pied d'une échelle1 », et « Où aller/ carguer (stellesthai) <la voile> ? À la vergue ». Et « Laquelle des deux vaches mettra bas avant/par-devant (emprosthen) ? – Aucune, mais les deux mettront bas par-derrière ». Et « Est-ce que <le vent> Borée est pur ? – Sûrement pas ! Car il a tué le mendiant [20] et l'ivrogne ». « Est-ce Évarque/Est-il bon gouvernant (euarchos) ? Sûrement pas : c'est Apollonide (= qui détruit) ! » Et il en va de même pour la plupart – ou peu s'en faut – des autres arguments qui tiennent à l'homonymie également) ; d'autres, en revanche, paraissent échapper même aux plus expérimentés (mais un signe qu'il s'agit bien d'arguments liés à l'homonymie c'est que souvent, ils disputent au sujet des mots, par exemple pour savoir si l'étant et l'un signifient la même chose de tout sujet [25] ou s'ils signifient chacun une chose différente ; car l'étant et l'un semblent signifier la même chose à certains, mais d'autres résolvent l'argument de Zénon et de Parménide en affirmant que « l'un » et « l'étant » sont dits en plusieurs sens) ; – de même, donc, au sujet de l'accident et en ce qui concerne chacun des autres facteurs, certains arguments seront faciles à discerner, mais d'autres difficiles, [30] et saisir à quel genre ils appartiennent, tout comme savoir s'il y a eu réfutation ou non, n'offre pas la même facilité au sujet de tous.
Un argument incisif est celui qui met au plus haut point dans l'embarras, car il a le plus de mordant. Et cet embarras est double : il y a, d'une part, celui que l'on rencontre dans les arguments qui ont été construits de manière déductive, pour savoir laquelle des prémisses il faut détruire, et celui, d'autre part, que l'on rencontre [35] dans les arguments éristiques, pour savoir en quel sens a été formulée la proposition avancée. Aussi est-ce dans le cas d'arguments déductifs que ceux qui sont très incisifs font chercher davantage. Or on a affaire à un argument déductif très incisif si, à partir de propositions qui semblent vraies au plus haut point, il détruit une opinion qui fait au plus haut point autorité2. En effet, tout en restant un, l'argument aura ses déductions toutes semblables, une fois la contradictoire changée en son opposée3 ; [183a] car c'est toujours à partir d'opinions qui font autorité qu'il détruira ou établira une opinion qui fait semblablement autorité, raison pour laquelle on se trouve nécessairement dans l'embarras. C'est donc ce type d'argument qui est au plus haut point incisif : celui qui met la conclusion sur un pied d'égalité avec les propositions demandées, et en second, celui qui fait une déduction à partir de prémisses toutes semblables ; [5] car celui-ci mettra semblablement dans l'embarras pour savoir laquelle des questions il faut détruire. Et c'est difficile, car il faut détruire une prémisse, c'est un fait, mais laquelle il faut détruire, on ne le voit pas clairement. – Et le plus incisif des arguments éristiques est d'abord celui à propos duquel on ne sait pas immédiatement et de façon claire s'il a été construit de manière déductive ou non, et <par conséquent> si la résolution tient au faux ou à une distinction4. Le second, parmi ceux qui restent, [10] est celui dont on sait clairement que sa résolution tient à une distinction ou à une destruction, sans que l'on voie de façon manifeste par laquelle des prémisses demandées passe sa résolution, qu'il s'agisse d'une destruction ou d'une distinction, mais on sait seulement que la résolution tient à la conclusion ou à l'une des questions.
Parfois, donc, l'argument qui n'a pas été construit de manière déductive est niais, [15] si les prémisses obtenues sont trop invraisemblables ou fausses. Mais parfois, il ne faut pas le mépriser. Car chaque fois qu'il manque une question qui a pour caractéristique que l'argument porte sur elle et se construit au moyen d'elle, eh bien la déduction qui ne l'a pas prise en addition et qui n'a donc pas déduit la conclusion est niaise. Mais chaque fois qu'il manque une question qui a pour caractéristique d'être extérieure5, il n'est jamais facilement méprisable : c'est que [20] l'argument est convenable, mais que le questionneur n'a pas bien questionné.
Et de même qu'il est possible de résoudre la difficulté tantôt relativement à l'argument, tantôt relativement au questionneur et à sa façon de questionner, tantôt relativement à ni l'un ni l'autre, de même il est possible de questionner et de faire une déduction relativement à la thèse, relativement au répondant6, et relativement au temps7[25] chaque fois que la résolution requiert plus de temps ou que la discussion relative à la résolution requiert le moment présent.
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Conclusion générale
À partir de combien et de quels facteurs se produisent les paralogismes pour ceux qui prennent part à un échange dialectique, et comment nous montrerons que l'interlocuteur dit quelque chose de faux et lui ferons dire des paradoxes ; en outre à partir de quoi se produit la [30] déduction, comment il faut questionner et dans quel ordre poser les questions ; et encore à quoi sont utiles tous les arguments de ce type, et ce qui concerne toute réponse en général, mais aussi comment il faut résoudre les arguments et les déductions – sur chacune de ces questions, nous en avons assez dit. Il nous reste à [35] dire rapidement quelques mots pour rappeler notre projet initial, et à conclure notre propos.
Nous nous étions donc proposé, d'une part, de découvrir une certaine capacité d'argumenter de manière déductive sur tout sujet proposé à partir des attributs le plus admis possible, car c'est la tâche de la dialectique en soi et [183b] de la peirastique. Et, d'autre part, puisqu'on attend d'elle en plus, à cause de la nature voisine de la sophistique, que l'on puisse non seulement mettre à l'épreuve d'une façon dialectique, mais aussi en tant que l'on sait1, pour cette raison donc, nous nous sommes donné pour tâche dans ce traité non seulement celle dont il a été question, à savoir [5] être capable de demander raison, mais aussi, quand nous soumettons un argument, de savoir comment défendre notre thèse de manière cohérente au moyen des opinions qui font le plus possible autorité. Nous en avons donné la cause, puisque c'est bien pour cette raison aussi que Socrate interrogeait mais ne répondait pas, car il avouait ne pas savoir. On a clarifié, dans ce qui précède, le nombre des buts et des éléments de cette capacité, [10] et quelles sources nous fourniront ces derniers en abondance, et en outre comment il faut questionner et ordonner tout le questionnement, et ce qui concerne les réponses et les solutions relatives aux déductions. Et l'on a clarifié aussi toutes les autres choses qui relèvent de la même recherche sur les arguments. Outre cela, nous avons parlé en détail des paralogismes, comme nous l'avons [15] déjà dit précédemment.
Il est donc clair que le programme que nous nous étions proposé a été rempli de manière suffisante ; mais il ne faut pas que nous ait échappé le trait particulier de cette étude. En effet, parmi toutes les découvertes, certaines ont été reçues d'autrui après avoir été péniblement réalisées dans un premier temps, et elles ont progressé peu à peu par le fait de ceux à qui elles étaient transmises par la suite ; [20] en revanche, il est habituel que les découvertes qui en sont à leur tout début progressent d'abord finalement, mais ce faible progrès apporte certainement une contribution bien plus grande que le développement qu'on tirera d'elles plus tard. Car en toute chose, comme on dit, le début est assurément ce qu'il y a de plus important ; c'est pourquoi il est également ce qu'il y a de plus difficile. Car plus son potentiel est puissant, plus ses proportions sont réduites, et il est donc ce qu'il y a [25] de plus difficile à voir. Mais une fois qu'il a été découvert, il est plus facile d'ajouter et de développer le reste ; et c'est précisément ce qui s'est produit également en ce qui concerne les arguments rhétoriques et aussi presque tous les autres arts. Car ceux qui en ont découvert les principes ne les ont fait progresser qu'un petit peu en comparaison de ce qui serait leur stade achevé, alors que ceux qui sont aujourd'hui honorés, c'est [30] parce qu'ils ont reçu ces principes, comme par héritage, de nombreux précurseurs qui les avaient fait progresser peu à peu, qu'ils les ont développés de cette manière : Tisias2 après les premiers, Thrasymaque3 après Tisias, après lui Théodore4, et beaucoup d'autres ont apporté à l'ensemble de nombreuses contributions ; c'est pourquoi il n'est nullement étonnant que cet art connaisse un certain épanouissement. Pour notre étude, en revanche, on ne peut pas dire qu'une partie [35] avait été préalablement achevée, tandis que l'autre non, mais absolument rien n'existait auparavant. Et en effet, la formation offerte par ceux qui se font payer pour servir leurs arguments éristiques était quelque chose de semblable à la pratique de Gorgias ; en effet, les uns enseignaient à apprendre par cœur des arguments rhétoriques, les autres des arguments sous forme de questions, dans lesquels les uns et les autres ont cru que tombaient le plus souvent [184a] les arguments de l'une et l'autre sorte. C'est pourquoi l'enseignement était rapide mais dépourvu de technique pour ceux qui le recevaient d'eux ; car ils supposaient qu'ils apportaient une formation en donnant non pas l'art, mais les produits de l'art, comme si quelqu'un déclarait transmettre une science [5] pour ne pas souffrir des pieds, et ensuite n'enseignait pas l'art du cordonnier ni même où il serait possible de se procurer des ressources de ce genre, mais donnait de nombreux genres de sandales de toutes sortes ; car cet homme est venu prêter secours en tenant compte du besoin, mais il n'a pas transmis un art ! Et en ce qui concerne les arguments rhétoriques, il existait déjà de nombreuses traditions anciennes, [184b] alors que sur le fait de raisonner de manière déductive, nous n'avions absolument rien d'autre à citer auparavant, si ce n'est que nous avons cherché de manière empirique en nous donnant longtemps de la peine. Alors si, après examen, sachant que telles ont été les conditions de départ, notre recherche nous paraît avoir atteint un développement suffisant par rapport [5] aux autres études qui ont été développées à la suite d'une transmission, il ne resterait comme tâche pour nous tous, ou pour nos auditeurs qu'à faire preuve d'indulgence pour les omissions que présente notre recherche, et d'une grande reconnaissance pour ce qui a été découvert.
INTRODUCTION AUX TRAITÉS PHYSIQUES
Dans un passage du premier chapitre des Parties des animaux, Aristote se présente comme celui qui a restauré la « science de la nature » (physique), qui s'était d'abord identifiée avec la philosophie elle-même, avant d'être abandonnée « du temps de Socrate ». La physique est, pour Aristote, la science théorétique des êtres qui ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur mise en repos. Certes, la physique n'est plus la science de toutes choses comme cela était le cas chez les premiers philosophes, appelés pour cela « physiciens » ou « physiologues ». Tout ce qui relève de l'action humaine, technique, mais aussi éthique et politique, et tout ce qui concerne la région supraphysique de l'être, celle du premier moteur immobile, ne dépend pas de la physique, du moins pas directement, car la nature est bien aussi le lieu dans lequel se déploient les activités des hommes et c'est dans la Physique qu'Aristote établit la nécesité d'un moteur immobile. L'univers d'Aristote est en effet un tout fini éternellement en changement, dans lequel tout mouvement est issu d'un mouvement antérieur, ou, pour le dire en termes plus aristotéliciens, tout moteur est mû. Mais tout ce mouvement dépend d'un moteur initial qui, lui, n'est pas mû.
Au début des Météorologiques, Aristote donne la liste des domaines de la science physique, derrière laquelle nous lisons celle des traités correspondants du corpus aristotélicien, donnée dans un ordre qui est à peu près celui des éditions modernes issues de l'organisation du corpus aristotélicien par Andronicos de Rhodes.
Vient en premier lieu la Physique en huit livres, qui est une étude du mouvement en général. Même si Aristote reconnaît une priorité à la fois physique et logique au mouvement local (translation), la notion de mouvement (changement) concerne, outre le lieu, trois autres catégories : la quantité, la qualité et la substance, ce qui correspond, respectivement, à l'augmentation et la diminution, à l'altération, à la génération et la corruption. Même si elle n'a sans doute pas été écrite comme un traité au sens moderne du terme, la Physique n'en offre pas moins une structure cohérente et signifiante. Le livre I propose une théorie générale du changement faisant appel à deux principes, la forme et la privation, qui ont un substrat matériel auquel elles peuvent appartenir tour à tour, lequel substrat est le troisième principe de la théorie aristotélicienne. Cette doctrine est introduite par un remarquable exposé doxographique des philosophies antérieures. Le livre II est celui où est définie la nature, comme principe interne de changement, et le « par nature ». Ainsi, se trouve dégagé l'espace théorique de la physique par rapport aux autres sciences théorétiques, notamment les mathématiques, et caractérisée la théorie aristotélicienne des causes. Le chapitre 3 de ce livre II donne une description générale des quatre causes (matérielle, formelle, efficiente et finale), tandis que les chapitres ultérieurs définissent à la fois comment les causes se combinent, les notions de hasard et de spontanéité, qui sont cruciales dans les théories causales concurrentes, notamment chez les atomistes, et les modalités de la présence de la finalité dans la nature. C'est dans le livre III que se trouve la fameuse définition du mouvement comme « l'entéléchie de l'étant en puissance en tant que tel », les quatre derniers chapitres étant consacrés à l'étude de l'infini, l'une des questions fondamentales de la physique antique. Le livre IV s'occupe de trois notions physiques essentielles, qui servent en quelque sorte de cadre à tout mouvement, le lieu, le vide et le temps. Avec le livre V commence l'étude du mouvement proprement dite, comment il commence, se déroule et finit, comment il se combine avec d'autres mouvements, de quoi il est constitué, dans quels cas on peut dire qu'il est un ou plusieurs. Sont particulièrement remarquables les livres VI, dans lequel Aristote propose une théorie du continu d'une hardiesse stupéfiante, et VIII qui aboutit à la démonstration de la nécessité d'un premier moteur qui n'est pas mû.
Le Traité du ciel, en quatre livres, se divise en deux parties bien distinctes. Les deux premiers livres peuvent être dits « cosmologiques », en ce qu'Aristote y expose sa conception d'un univers sphérique, fini, à l'extérieur duquel il n'y a rien, ni lieu, ni vide, éternellement globalement identique à lui-même, parfait. Aristote est le premier, et le dernier si l'on excepte ceux qui reprennent sa doctrine, cosmologiste de l'Antiquité, en ce sens qu'il disqualifie la question de l'origine de l'ordre des choses. Cet univers se présente sous l'aspect d'un ensemble de sphères concentriques, avec comme centre commun celui de la Terre, laquelle est immobile au centre de l'univers. Les étoiles sont fixées sur la dernière sphère de l'univers, dite « sphère des fixes », qui accomplit une révolution complète d'est en ouest en vingt-quatre heures, alors que le mouvement de chaque planète est la résultante des mouvements de sphères concentriques, mais d'axes de rotation différents, système conçu par Eudoxe et amélioré par Callippe, destiné à rendre compte des irrégularités dans la rotation des planètes en ne faisant appel qu'à cette ligne parfaite qu'est le cercle (ou son équivalent tridimensionnel, la sphère). La Lune est la planète la plus proche de nous et son orbite divise l'univers en deux régions bien distinctes : celle qui est entre cette orbite et la sphère des fixes est composée d'une substance spéciale, l'éther, qui s'ajoute aux quatre éléments du monde sublunaire et qui est appelée, pour cette raison, « quintessence ». La seule propriété de ce corps, dont Aristote ne parle que dans le Traité du ciel, est de se mouvoir en cercle. Au-dessous de l'orbite de la Lune, se trouve la région que nous habitons, qui est certes le théâtre d'une régularité des phénomènes qui s'y trouvent, mais qui est loin de la régularité des mouvements célestes. Les corps y sont composés des quatre éléments qu'Aristote a repris à Empédocle : la terre, l'eau, l'air et le feu.
Les deux derniers livres du Traité du ciel et le traité De la génération et la corruption en deux livres s'occupent des éléments sublunaires. Le Traité du ciel insiste surtout sur leurs mouvements en posant pour la terre une pesanteur absolue et pour le feu une légèreté absolue, ce qui fait que les composés de feu ont une tendance naturelle à se porter vers le haut, et les composés de terre une tendance à se porter vers le centre de la Terre, ce qu'Aristote appelle leur « lieu naturel ». Le traité De la génération et la corruption décrit principalement les transformations réciproques des éléments sublunaires les uns dans les autres. Le détail de la doctrine est difficile, notamment du fait qu'Aristote accorde une dignité plus grande à certains éléments (qui sont plus « formels » que les autres), mais le mécanisme général est clair. Chaque élément est composé de deux qualités élémentaires, le feu étant chaud et sec, l'air chaud et humide, l'eau froide et humide, la terre froide et sèche, lesquelles qualités peuvent s'échanger, quand, par exemple, l'échauffement fait passer du froid au chaud. Ainsi Aristote explique-t-il les transformations du monde physique sans qu'il y ait création d'être à partir du néant ou absorption d'être dans le néant. Quand il se sert de ce modèle pour rendre compte dans différentes modifications intervenant dans le monde matériel – génération et corruption, augmentation, altération, mélange –, il faut comprendre que ce sont les processus vitaux qu'Aristote a en vue, même si l'explication peut être extrapolée aux corps inertes. Par le biais de sa doctrine des transformations élémentaires, Aristote entend traiter deux questions fondamentales, sur lesquelles ses prédécesseurs en physique se sont penchés. D'abord le passage des éléments aux parties homéomères par la transformation des aliments en chair, os, etc., ensuite la génération et la disparition continuelles des êtres.
Les Météorologiques s'occupent notamment des « météores », c'est-à-dire, au sens étymologique, des choses d'en haut, mais qui sont cantonnées dans la région sublunaire. Ainsi en est-il de la pluie, la grêle, la rosée, l'arc-en-ciel, les comètes, la voie lactée, les étoiles filantes, tous phénomènes qu'Aristote situe près de la Terre. Mais il est aussi question des mers et de leurs mouvements, des fleuves, des vents, des tremblements de terre et de quelques autres phénomènes. Il est aussi traité des minéraux et des métaux. Il est remarquable qu'Aristote entende à la fois tenir compte de la relative irrégularité de tels phénomènes, dont plusieurs sont souvent donnés comme exemples d'« accidents », et en fournir des explications causales universellement valables. Le livre IV et dernier du traité, dont l'authenticité a parfois été mise en doute, est l'un des plus riches et des plus étranges du corpus aristotélicien. Il s'agit d'une sorte de traité de chimie qui décrit les transformations des corps par le biais de processus comme la coction, la dessiccation, la liquéfaction, la dissolution, la fusion, etc. Ces processus ont comme facteurs les qualités élémentaires, le chaud et le froid (qualités actives) et le sec et l'humide (qualités passives).
Ces fondements étant posés, la partie la plus importante de la science naturelle est encore à venir. Il s'agit de l'étude des vivants, animaux et plantes. Un être vivant est en effet pour Aristote l'exemple le plus complet d'étant naturel, puisque non seulement il possède en lui-même les principes de ses changements, mais il se distingue de son milieu en étant porteur de sens. Le vivant fait, en effet, concourir la matière qui le compose à un but qui n'est pas celui de cette matière en tant que telle, mais qui est la survie éternelle de chaque espèce. En guise de préfaces au corpus zoologique, qui fera l'objet d'une notice propre, on trouve deux traités, De l'âme et ce que l'on appelle les Petits traités d'histoire naturelle.
Le traité De l'âme en trois livres est, en fait, une sorte d'introduction à l'étude du vivant. Après une doxographie critique, particulièrement précieuse pour nous, dans le livre I, Aristote définit l'âme comme l'acte d'un corps organisé qui peut être vivant. Tout corps organisé n'a pas, en effet, la possibilité d'être vivant. Privé de cet acte de vivre, le corps en question est mort. L'âme est donc vraiment ce qui fait qu'un vivant est ce qu'il est, c'est pourquoi Aristote, dans des formulations qui nous paraissent étranges, assimile parfois l'âme d'un vivant à sa définition ou à son logos.
Or vivre c'est d'abord être capable de maintenir son organisme en état de fonctionner, assurer sa propre croissance et se reproduire. Ces fonctions relèvent, pour Aristote, d'une seule et même « puissance » que tous les vivants possèdent, puissance qu'il dit « nutritive ». Les animaux sont des vivants qui sont doués en outre d'une puissance « perceptive », c'est-à-dire capable de distinguer (discriminer) dans les objets du monde extérieur ce qui est pourvu d'une valeur vitale, principalement l'agréable et le douloureux. Parmi les animaux certains possèdent aussi une puissance dite « motrice » qui leur permet de rechercher ce que leur faculté perceptive leur a indiqué comme intéressant et de fuir ce qu'elle leur a montré comme mauvais. Le degré le plus bas de cette faculté motrice réside dans le fait de se déplacer dans l'espace pour, par exemple, aller saisir une proie, alors que les formes les plus développées de cette faculté ont à voir avec la machinerie complexe du désir. Pour Aristote, en effet, la seule connaissance de ce qui est bon et mauvais ne suffit pas pour mettre l'animal en branle.
Ces animaux supérieurs que sont les êtres humains possèdent en outre ce qu'Aristote appelle parfois une « âme noétique », ainsi que des fonctions comme la phantasia, mot généralement traduit par « imagination », certains autres animaux possédant aussi cette dernière faculté mais à un degré moindre. Les livres II et III contiennent une étude détaillée de chaque sens, du sens commun, ce sens localisé dans la région du cœur qui accompagne les autres perceptions en les comparant et en percevant des réalités comme le mouvement ou la forme, et des textes particulièrement difficiles sur les relations entre l'intellect et les intelligibles. Peu de passages auront été aussi commentés, notamment durant le Moyen Âge.
Les Petits traités d'histoire naturelle rassemblent des études dont les objets apparaissent assez clairement dans leurs titres : Du sens et des sensibles, De la mémoire et de la réminiscence, Du sommeil et de la veille, Des rêves, De la divination dans le sommeil, De la longévité et de la brièveté de la vie, De la jeunesse et de la vieillesse, de la vie et de la mort, de la respiration.
Physique
LIVRE I
Chapitre 1
La recherche des principes
[184a10] Puisque connaître en possédant la science résulte, dans toutes les recherches dans lesquelles il y a des principes, des causes ou des éléments, du fait que l'on a un savoir de ces principes, causes ou éléments (en effet, nous pensons savoir chaque chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premières, ses principes premiers et jusqu'aux éléments), il est évident que pour la science portant sur la nature aussi [15] il faut s'efforcer de déterminer d'abord ce qui concerne les principes.
Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous à ce qui est plus clair et plus connu par nature ; en effet, ce ne sont pas les mêmes choses qui sont connues pour nous et absolument. C'est pourquoi il est nécessaire de progresser de cette manière : de ce qui est plus obscur [20] par nature mais plus clair pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature. Mais ce qui est d'abord évident et clair pour nous ce sont plutôt les ensembles confus ; mais ensuite, à partir de ceux-ci, deviennent connus, pour qui les divise, leurs éléments et leurs principes. C'est pourquoi il faut aller des universels aux particuliers, car la totalité [25] est plus connue selon la sensation, et l'universel est une certaine totalité ; en effet, l'universel comprend plusieurs choses comme parties. [184b10] Mais, d'une certaine manière, c'est la même chose que subissent aussi les noms par rapport à la définition. En effet, c'est une certaine totalité qu'ils signifient, et de manière indéterminée, par exemple le cercle, alors que sa définition divise en ses composantes particulières. Et les enfants supposent d'abord que tous les hommes sont des pères et toutes les femmes des mères, mais ensuite ils opèrent des distinctions dans chacun des deux groupes.
Chapitre 2
Doctrines possibles à propos des principes ; exemples historiques
[15] Mais il est nécessaire qu'il y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs, et s'il n'y en a qu'un, ou bien qu'il soit immobile, comme le disent Parménide et Mélissos, ou bien qu'il soit mû, comme le disent les physiciens, certains disant que le premier principe c'est l'air, d'autres que c'est l'eau. Mais s'ils sont plusieurs il est nécessaire qu'ils soient en nombre fini ou infini. Mais s'ils sont en nombre fini et plus qu'un, il est nécessaire qu'ils soient deux, trois, [20] quatre ou quelque autre nombre, et s'ils sont infinis en nombre, il est nécessaire ou qu'ils soient, comme pour Démocrite, un selon le genre, mais différents selon la configuration ou du moins selon l'espèce, ou qu'ils soient aussi contraires. Mais ceux qui recherchent combien sont les étants font aussi une recherche comparable. En effet, les origines des étants, ils recherchent en premier si elles sont une ou plusieurs, et si elles sont plusieurs, si elles sont en nombre fini ou infini, de sorte qu'ils [25] se demandent si le principe et l'élément sont un ou plusieurs.
Critique des éléates
Or examiner si l'étant est un et immobile, ce n'est pas examiner la nature. [185a] De même, en effet, que le géomètre n'a lui non plus aucun argument contre celui qui supprime les principes de la géométrie – mais cela est l'affaire d'une autre science ou du moins d'une science commune à toutes –, de même en est-il pour celui qui s'occupe des principes. En effet, il n'y a plus de principe si la réalité n'est qu'une seule chose et une de cette manière. En effet, le principe est principe d'une ou de [5] plusieurs choses.
En réalité, examiner si l'étant est un de cette manière est comparable au fait d'argumenter contre n'importe quelle autre thèse de ceux qui parlent pour parler (par exemple la thèse héraclitéenne, ou si on soutenait que l'étant est un homme unique), ou au fait de résoudre une argumentation éristique, ce qu'offrent précisément les deux raisonnements, celui de Mélissos et celui de Parménide. En effet, à la fois ils prennent de fausses [10] prémisses et leurs raisonnements sont invalides. Mais le raisonnement de Mélissos est plus grossier et ne présente pas de difficulté, et une fois qu'on y a reconnu une absurdité, le reste de la réfutation s'ensuit : ce n'est pas difficile.
Quant à nous, posons que des choses qui sont par nature, soit toutes, soit certaines d'entre elles sont mues : c'est clair par l'induction. Mais en même temps il ne convient pas de tout réfuter, [15] mais seulement tout ce qu'on démontre faussement à partir des principes, sinon cela ne convient pas, par exemple c'est l'affaire du géomètre de réfuter la quadrature par les segments, alors que ce n'est pas l'affaire du géomètre de réfuter celle d'Antiphon. Néanmoins, puisqu'il se trouve qu'ils parlent de la nature, alors que les difficultés qu'ils abordent ne sont pas physiques1, c'est peut-être une bonne chose que de [20] débattre un peu à leur propos ; en effet cet examen a un intérêt philosophique.
Réfutation de la thèse éléatique « tout est un »,
à partir des différents sens de l'être
Mais le point de départ le plus approprié de tous, c'est de voir, puisque l'étant se dit de plusieurs manières, ce que veulent dire ceux qui disent que toutes les choses sont une : est-ce qu'ils veulent dire que toutes les choses sont substance, ou des quantités, des qualités, et, nouvelle question, est-ce que toutes choses sont une substance unique, comme l'est un homme unique, ou un cheval unique, ou une âme [25] unique, ou sont-elles une qualité unique, comme l'est blanc ou chaud ou l'une des choses de cette sorte ? Toutes ces thèses, en effet, diffèrent beaucoup entre elles et sont impossibles à soutenir.
En effet, d'un côté, s'il y a substance, qualité et quantité, qu'elles existent séparément les unes des autres ou non, les étants sont multiples. Mais, d'un autre côté, si toutes choses sont soit qualité soit quantité, que la substance existe [30] ou n'existe pas, c'est étrange, s'il faut appeler étrange l'impossible. En effet, rien d'autre n'est séparé que la substance ; car tout se dit d'un substrat qui est la substance. Mais Mélissos affirme que l'étant est infini. Donc l'étant est une certaine quantité. En effet, l'infini appartient à la quantité, or il n'est pas possible qu'une substance ou une qualité ou une affection [185b] soit infinie sinon par accident s'il lui arrive d'être en même temps d'une certaine quantité. En effet, la définition de l'infini a en plus recours à la quantité, et non pas à la substance ou à la qualité. Donc si, d'une part, l'étant est à la fois substance et quantité, il est deux et non pas un ; si, d'autre part, il n'est que substance, [5] il n'est pas infini, et il n'aura aucune grandeur, car s'il en avait une il serait une certaine quantité.
Réfutation de la thèse à partir des différents sens de l'un
De plus, puisque l'un se dit de plusieurs manières tout comme l'étant, il faut examiner de quelle manière ils entendent que le tout est un. Or on appelle un soit le continu, soit l'indivisible, soit les choses dont la formule de l'être essentiel est la même et unique, comme jus de la treille et vin.
Si donc c'est [10] le continu, l'étant est multiple. En effet, le continu est divisible indéfiniment. Mais il y a une difficulté à propos de la partie et de la totalité, qui n'est sans doute pas relative au propos présent mais qui vaut en elle-même : est-ce que la partie et la totalité sont une ou multiples, et comment sont-elles une ou multiples, et si elles sont multiples, comment sont-elles multiples ? Et à propos des parties qui ne sont pas continues [15] la difficulté est aussi que, si chacune de ces parties est une avec la totalité en tant qu'elle est indivisible, elles le seront aussi les unes par rapport aux autres.
Mais si c'est l'un comme indivisible, il n'aura en rien ni quantité ni qualité, et par conséquent l'étant ne sera ni infini comme le dit Mélissos, ni non plus fini comme le dit Parménide. Car c'est la limite qui est indivisible, non le fini.
Mais si [20] tous les étants sont un par la définition, comme « pardessus » et « manteau », on se trouvera tenir le langage d'Héraclite ; ce sera en effet la même chose que l'être du bien et l'être du mal, et l'être du bien et du non-bien (de sorte que la même chose sera bonne et non bonne, que la même chose sera un homme et un cheval, et l'argumentation ne portera pas sur l'être-un des étants, mais sur leur [25] être-rien), et ce sera la même chose d'avoir telle qualité et d'avoir telle quantité.
« Les Anciens qui viennent ensuite »
Mais les Anciens qui viennent ensuite se sont eux aussi donné beaucoup de mal pour ne pas aboutir à ce que l'un et le multiple soient identiques. C'est pourquoi les uns ont supprimé « est », comme Lycophron, alors que les autres changeaient l'expression : ils ne disaient pas l'homme est blanc, mais l'homme a blanchi, ni qu'il est [30] marchant mais qu'il marche, pour ne pas faire l'un multiple en rajoutant le « est », comme si l'un ou l'étant ne se disaient que d'une seule façon. Mais les étants sont multiples soit par la définition (par exemple l'être du blanc est différent de l'être du cultivé, mais c'est une même chose qui est les deux ; donc l'un est multiple), soit par la division, à la façon de la totalité et des parties. Mais, à ce point-là, [186a] ils ne pouvaient plus progresser, et devaient admettre que l'un est multiple, comme s'il n'était pas possible que la même chose soit une et multiple, sans que les opposés le soient ; car il y a l'un en puissance et l'un en entéléchie.
Chapitre 3
Réfutation des différentes doctrines éléatiques
À ceux, donc, qui s'opposent à cette manière de voir il semble impossible [5] que les étants soient un, et les prémisses des preuves des éléates ne sont pas difficiles à réfuter. Tous les deux, Mélissos et Parménide, en effet, font des syllogismes éristiques ; en effet, à la fois ils prennent de fausses prémisses et leurs raisonnements ne sont pas concluants. Mais le raisonnement de Mélissos est plus grossier et ne présente pas de difficulté, et une fois qu'on y a mis en évidence une absurdité, [10] le reste de la réfutation s'ensuit : ce n'est pas difficile.
Contre Mélissos
Que Mélissos, donc, fasse des paralogismes, c'est évident ; en effet, il croit avoir établi que si tout ce qui a été engendré a une origine, ce qui n'a pas été engendré n'en a pas.
Ensuite il est même étrange de croire que dans tous les cas il y a une origine pour la chose qui a été engendrée, et non pas pour le temps, et cela non seulement dans le cas de la génération [15] absolue mais aussi dans celui de l'altération, comme s'il n'y avait pas de changement tout d'un bloc.
Ensuite pourquoi l'étant est-il immobile parce qu'il est un ? Car comme la partie qui est une – cette eau-ci – se meut en elle-même, pourquoi le tout ne le fait-il pas aussi ? Ensuite pourquoi n'y aurait-il pas d'altération de l'étant ?
De toute façon il n'est pas non plus possible qu'il ait une unité selon la forme, il ne peut avoir d'unité que selon le constituant [20] (et c'est bien de cette manière que même certains physiciens entendent l'un, et pas de l'autre manière). En effet, un homme est différent d'un cheval par la forme, et les contraires le sont aussi l'un de l'autre.
Contre Parménide
Contre Parménide, c'est aussi le même genre d'arguments, même s'il en est d'autres qui lui sont particuliers. Et la solution <des problèmes qu'il soulève se fait en montrant> d'une part que ses prémisses sont fausses, d'autre part que sa conclusion n'est pas valide. Ses prémisses sont fausses du fait [25] qu'il postule que l'étant se dit absolument, alors qu'il se dit de plusieurs manières. Sa conclusion n'est pas valide parce que si l'on postulait qu'il n'existe que les choses blanches – en admettant que le blanc ait une seule signification – il n'en resterait pas moins que les choses blanches seraient multiples et non pas une. En effet, le blanc ne sera un ni par continuité ni par la définition. En effet, autre sera l'être du blanc et autre l'être de ce qui l'a reçu. Et il n'y aura [30] rien non plus de séparé à côté du blanc ; en effet, ce n'est pas en tant que séparés mais par leur être que le blanc et ce à quoi il appartient diffèrent. Mais Parménide ne le voyait pas encore.
Il est alors nécessaire d'admettre non seulement que l'étant signifie une chose unique, quelle que soit la chose dont il est prédiqué, mais signifie aussi l'étant essentiel et l'un essentiel. L'accident, en effet, se dit d'un certain substrat, [35] de sorte que ce à quoi est attribué l'étant n'existera pas, car il sera différent [186b] de l'étant. Il y aura donc un certain non-étant. Donc l'étant essentiel n'appartiendra pas à autre chose. En effet, il ne sera pas possible que cette autre chose soit un étant quelconque, à moins que l'étant n'ait plusieurs significations, de sorte que chacune soit quelque chose. Or l'hypothèse était que l'étant n'a qu'une seule signification.
Si donc l'étant essentiel ne peut être attribué à rien [5] sinon au sujet dont il a été question plus haut, pourquoi l'étant essentiel signifie-t-il l'étant plutôt que le non-étant ? Si, en effet, l'étant essentiel est la même chose que le blanc, et que l'être du blanc n'est pas l'étant essentiel (en effet, il n'est pas possible que l'étant lui soit attribué, car rien n'est étant qui ne soit pas l'étant essentiel), alors le blanc sera un non-étant. Et non pas à la manière d'un non-étant déterminé, mais un non-étant absolument. [10] Donc l'étant essentiel sera un non-étant. Car il était vrai de dire qu'il était blanc, mais nous avons dit que cela signifiait un non-étant. De sorte que le blanc aussi signifie l'étant essentiel ; mais alors l'étant a plusieurs significations. Dans ces conditions, l'étant n'aura pas non plus de grandeur, puisque l'étant est étant essentiel ; en effet, l'être de chacune de ses deux parties serait différent.
Que l'étant essentiel se divise en un autre étant essentiel, [15] c'est aussi manifeste dans la définition ; par exemple, si l'homme est l'étant essentiel, il est nécessaire que l'animal et le bipède soient aussi un certain étant essentiel. Car s'ils ne sont pas un certain étant essentiel, ils seront des accidents, soit de l'homme soit d'un autre substrat. Mais c'est impossible. En effet, on appelle accident soit ce qui peut appartenir ou ne pas [20] appartenir à un substrat, soit ce à la définition de quoi appartient ce à quoi il est attribué, [soit ce à quoi la définition de ce à quoi il est attribué appartient] (par exemple le fait d'être assis est accident séparable, alors qu'au camus appartient la définition du nez duquel nous disons que le camus est accident). De plus, pour toutes les choses qui sont contenues dans le discours définitoire ou dont il est constitué, [25] la définition de la totalité n'entre pas dans leur définition, par exemple dans la définition de la bipédie n'entre pas la définition de l'homme, ou dans celle du blanc la définition de l'homme blanc. Or s'il en est ainsi et si bipède est accident de l'homme, il est nécessaire que le bipède soit séparable, de sorte qu'il serait possible que l'homme ne soit pas bipède, ou que dans la définition du bipède [30] soit contenue la définition de l'homme. Mais c'est impossible, car celui-là entre dans la définition de celui-ci. Si, en revanche, le bipède et l'animal sont des accidents d'autre chose que l'homme, et qu'aucun des deux n'est l'étant essentiel, l'homme lui aussi serait l'un des accidents d'autre chose. Mais posons que l'étant essentiel n'est l'accident de rien d'autre, et que quand deux choses, ensemble ou séparément, [35] sont dites de quelque chose, l'ensemble qu'elles constituent se dit aussi de ce quelque chose ; il en découle que l'univers sera constitué d'indivisibles.
Contre ceux qui ont accepté des thèses éléatiques
[187a] Certains ont cédé à ces deux arguments : au premier selon lequel toutes choses sont une si l'étant signifie une seule chose, ils accordèrent que le non-étant existe ; au second fondé sur la dichotomie, en imaginant des grandeurs indivisibles. Et il est manifeste aussi qu'il n'est pas vrai que, si l'étant signifie une seule chose et qu'il n'est pas possible que [5] les contradictoires coexistent, il n'y aura aucun non-étant. En effet, rien n'empêche que le non-étant existe non pas absolument, mais qu'il soit un non-étant déterminé. En réalité, dire que s'il n'y a rien d'autre à part l'étant lui-même tout sera un, c'est étrange. Car est-ce qu'on comprend l'étant lui-même autrement que comme le fait d'être un étant essentiel particulier ? Mais si c'est le cas, rien n'empêche pourtant que les étants soient multiples, [10] comme on l'a dit.
Qu'il soit donc impossible que l'étant soit un de cette manière, c'est clair.
Chapitre 4
Les doctrines des physiciens sont de deux sortes
Quant aux physiciens, ils ont deux façons d'argumenter.
Les uns, en effet, ayant fait de l'étant un corps unique qui est le substrat – soit l'un des trois éléments, soit un autre qui est plus dense que le feu et plus subtil que l'air –, [15] engendrent les autres choses par condensation et raréfaction, les faisant multiples (mais ce sont là des contraires, et, en termes généraux, ils sont excès et défaut, comme le sont, aux dires de Platon, le grand et le petit, à ceci près que celui-ci en fait une matière et fait de l'un la forme, alors que pour ceux-là l'un c'est le substrat, matière, et les contraires ce sont les différences [20] et les formes).
Selon les autres, les contrariétés qui étaient contenues dans l'un en sont extraites par différenciation, comme le dit Anaximandre et tous ceux qui disent que les étants sont un et multiples comme Empédocle et Anaxagore ; eux aussi, en effet, font s'extraire par différenciation les autres choses du mélange. Mais ils diffèrent l'un de l'autre du fait que le premier donne ce processus comme périodique, alors que pour l'autre cela n'arrive [25] qu'une seule fois ; de plus, pour l'un les homéomères et les contraires sont en nombre infini, alors que pour l'autre il y a seulement ce qu'on appelle les éléments.
Critique d'Anaxagore
Il semble qu'Anaxagore ait pensé qu'ils sont ainsi infinis parce qu'il tenait pour vraie l'opinion commune des physiciens selon laquelle rien ne naît du non-étant (c'est pourquoi, en effet, ils s'expriment ainsi : « tout était ensemble », [30] et que lui a posé que, pour une chose de telle ou telle sorte, naître c'est subir une altération, alors que les autres parlent d'assemblage et de dissolution). Il a aussi pris cette position du fait que les contraires naissent les uns des autres, et que donc ils sont déjà présents. Si, en effet, d'une part tout ce qui vient à l'être vient nécessairement soit d'étants soit de non-étants, et que d'autre part parmi ces possibilités venir du non-étant est impossible (car absolument [35] tous ceux qui ont traité de la nature sont d'accord avec cette opinion), les Anaxagoréens pensèrent dès lors que c'était l'autre possibilité qui s'ensuivait nécessairement, à savoir que les choses viennent à l'être à partir d'étants et de choses qui y sont comprises, mais d'étants imperceptibles pour nous du fait de la petitesse de leur masse. [187b] Voilà pourquoi ils disent que tout est mélangé à tout, parce qu'ils considéraient que tout venait de tout mais que les choses apparaissent différentes et reçoivent des appellations différentes les unes des autres à partir de ce qui est prépondérant numériquement dans le mélange des composantes infinies, [5] et qu'il n'y a pas de totalité qui soit purement blanche, noire, douce, chair ou os, mais que ce que chaque chose contient le plus, c'est cela que l'on croit être la nature de la chose.
Or, si l'infini en tant qu'infini est inconnaissable, l'infini selon le nombre et la grandeur est un certain quantifiable inconnaissable, et l'infini selon la forme est un certain qualifiable inconnaissable. [10] Mais les principes étant infinis à la fois en nombre et par la forme, il est impossible de connaître ce qui en est issu. En effet, voici comment nous supposons connaître le composé : c'est lorsque nous savons la nature et le nombre de ses constituants.
De plus, si une chose dont la partie peut avoir n'importe quelle grandeur ou n'importe quelle petitesse le peut nécessairement elle aussi [15] (je parle d'une des parties qui est une subdivision de la totalité parce qu'elle en est un constituant), si, par ailleurs, il est impossible qu'un animal ou une plante ait n'importe quelle grandeur ou petitesse, il est manifeste qu'aucune de ses parties ne peut non plus <être de n'importe quelle taille> ; car il en irait de même de la totalité. Or la chair, l'os et les choses de ce genre sont des parties de l'animal, et les fruits sont des parties des plantes. [20] Il est donc évidemment impossible que chair, os ou quelque chose de cette sorte soit de n'importe quelle taille dans le sens du plus ou dans le sens du moins.
De plus, si de telles choses sont toutes inhérentes les unes aux autres, et qu'elles ne viennent pas à l'être mais sont extraites par différenciation parce qu'elles étaient là, et que d'autre part on les appelle selon ce qui est prédominant dans leur composition, et que, par ailleurs n'importe quoi vient de n'importe quoi (par exemple l'eau est extraite par différenciation de la chair [25] et la chair de l'eau), et que tout corps fini est épuisé par la soustraction <répétée> d'un corps fini, il n'est manifestement pas possible que chaque chose soit dans chaque chose. En effet, si de la chair est extraite de l'eau, et si de nouveau une autre partie de chair est engendrée du reste d'eau par séparation, même si la partie ainsi extraite est toujours plus petite, [30] néanmoins sa grandeur ne descendra pas en dessous d'une certaine petitesse. De sorte que si l'extraction s'arrête, tout ne sera pas en tout (car dans le reste de l'eau il n'y aura pas de chair), mais si elle ne s'arrête pas et qu'il y a toujours retranchement, il y aura dans une grandeur finie un nombre infini de parties finies égales. Mais c'est impossible.
[35] En outre, si, d'une part, tout corps devient nécessairement plus petit quand on en a soustrait quelque chose, et que, d'autre part, la quantité de chair est limitée en grandeur ou en petitesse, manifestement aucun [188a] corps ne pourra être extrait de la plus petite partie de chair. En effet, il sera moindre que le minimum. De plus, dans les corps infinis seraient déjà contenus une chair, un sang, un cerveau infinis, pourtant non séparés les uns des autres, mais n'en existant pas moins, et chacun étant infini. [5] Mais c'est déraisonnable.
Sur le fait que la séparation ne sera jamais achevée, il a raison, mais sans savoir pourquoi. En effet, les affections ne sont pas séparables. Donc si les couleurs et les dispositions sont mélangées, si elles venaient à être séparées on aurait quelque chose de blanc ou de sain qui ne serait pas quelque chose d'autre, c'est-à-dire qui ne serait pas attribué à un substrat. De sorte qu'il est étrange cet Esprit qui recherche l'impossible, puisqu'il [10] veut, d'une part, séparer, mais que, d'autre part, cela est impossible tant du point de vue de la quantité que de celui de la qualité, du point de vue de la quantité parce qu'il n'existe pas de grandeur minimale, du point de vue de la qualité parce que les affections ne sont pas séparables.
D'autre part, il a une conception erronée de la genèse des choses de même espèce. Car il y a une façon pour la glaise de se diviser en glaise, et une façon de [15] ne pas le faire. Et ce n'est pas de la même façon que les briques viennent de la maison et la maison des briques, et que l'eau et l'air existent et viennent à l'être l'un à partir de l'autre.
Et il est meilleur de prendre des principes moins nombreux, c'est-à-dire en nombre fini, comme le fait Empédocle.
Chapitre 5
Les principes sont contraires
Tous, en fait, posent des contraires comme principes, aussi bien ceux qui disent que [20] le tout est un et qu'il n'est pas mû (en effet, même Parménide pose le chaud et le froid comme principes, mais il les nomme feu et terre), que ceux qui ont recours au rare et au dense, et que Démocrite qui recourt au plein et au vide, dont il dit du premier qu'il est comme étant et du second comme non-étant ; de plus il recourt à la position, la configuration et l'ordre, mais ce sont là des genres incluant des contraires : pour la position [25] le haut et le bas, l'avant et l'arrière, pour la configuration l'angle et ce qui n'a pas d'angle, le droit et la courbe. Que tous donc posent que les principes sont d'une certaine manière des contraires, c'est clair.
Et c'est logique. Il faut en effet que les principes ne soient issus ni les uns des autres, ni d'autres choses, et que tout soit issu d'eux. Or tel est le cas des contraires premiers : du fait qu'ils sont premiers ils ne sont pas issus d'autres choses, [30] du fait qu'ils sont contraires ils ne sont pas issus les uns des autres.
Mais il faut aussi examiner, du côté du raisonnement, de quoi cela résulte. Il faut donc d'abord comprendre que parmi tous les étants aucun, par nature, ni ne fait n'importe quoi, ni ne subit n'importe quoi du fait de n'importe quoi, pas plus que n'importe lequel vient de n'importe quel autre, à moins qu'on ne l'entende par accident. [35] Comment, en effet, du blanc viendrait-il du cultivé, sauf si le cultivé coïncide avec le non-blanc ou le noir ? Mais blanc vient de non-blanc, et pas de tout non-blanc [188b] mais du noir ou d'un des intermédiaires entre blanc et noir, et cultivé vient de non-cultivé, à ceci près qu'il ne vient pas de tout non-cultivé mais de l'inculte ou d'un état intermédiaire entre les deux s'il en existe. Et bien sûr la corruption ne mène pas non plus à titre premier à n'importe quoi, par exemple le blanc ne se corrompt pas en cultivé, si ce n'est parfois par [5] accident, mais en non-blanc, et pas en n'importe lequel mais en noir ou en un intermédiaire. De la même manière aussi le cultivé se corrompt en non-cultivé, et pas en n'importe lequel, mais dans l'inculte ou dans un intermédiaire entre eux s'il en existe un.
Or il en est aussi de même dans les autres cas, puisque ceux des étants qui ne sont pas simples mais [10] composés sont aussi soumis à la même règle. Mais du fait que les dispositions opposées n'ont pas reçu de nom, on ne s'aperçoit pas que la chose se produit. Il est en effet nécessaire que toute chose harmonisée vienne de ce qui est désharmonisé et ce qui est désharmonisé de ce qui est harmonisé, et ce qui est harmonisé se corrompt en dysharmonie, et non pas n'importe laquelle, mais celle qui [15] est opposée. Mais il n'y a pas de différence entre parler d'harmonie, d'ordre ou de composition, car il est manifeste que la même règle s'applique. Et il est vrai qu'une maison aussi, une statue et quoi que ce soit d'autre viennent à l'être de la même manière. En effet, la maison vient à l'être à partir du fait pour telles choses de ne pas être composées mais séparées de telle manière, et la statue et toute chose qui est mise en forme viennent [20] d'une absence de forme. Et chacune de ces choses est soit un certain ordre soit une certaine composition.
Maintenant, si cela est vrai, pour tout ce qui vient à l'être et qui se corrompt, le premier vient à l'être à partir de contraires ou d'intermédiaires, le second se corrompt en contraires ou en intermédiaires. Mais les intermédiaires viennent des contraires, par exemple les couleurs du blanc et du noir, [25] de sorte que toutes les choses qui viennent à l'être par nature soit seraient des contraires soit viendraient de contraires.
C'est donc jusqu'à ce point que la plupart des autres philosophes sont à peu près d'accord, comme nous l'avons dit auparavant. Tous en effet, concernant les éléments et ce à quoi ils donnent le nom de principes, même s'ils les posent sans en donner la raison, n'en disent pas moins que ce sont les contraires, comme s'ils y étaient contraints par [30] la vérité elle-même. Mais ils différent les uns des autres par le fait que certains prennent des contraires antérieurs, les autres des contraires postérieurs, c'est-à-dire que les uns prennent ceux qui sont plus connus selon la raison, les autres ceux qui sont plus connus selon la sensation (en effet les uns posent le chaud et le froid, d'autres l'humide et le sec, par ailleurs d'autres posent l'impair et le pair ou la haine et l'amitié comme causes [35] de la génération ; or ces notions diffèrent les unes des autres selon la manière indiquée ci-dessus). De sorte qu'ils disent, en un sens, les mêmes choses et, en un autre sens, des choses différentes les unes des autres : différentes comme il le semble à la plupart, mais les mêmes [189a] par analogie. En effet, ils prennent leurs contraires dans la même liste : certains de ces contraires enveloppent, d'autres sont enveloppés. C'est donc ainsi qu'ils disent à la fois la même chose et des choses différentes, du pire et du meilleur, c'est-à-dire que certains prennent ce qui est plus connu selon la raison, comme on l'a dit [5] auparavant, d'autres ce qui est plus connu selon la sensation (l'universel en effet est connu selon la raison, et le singulier selon la sensation, car la raison porte sur l'universel, alors que la sensation porte sur le particulier) ; par exemple le grand et le petit sont plus connus selon la raison, mais le rare et le dense le sont selon la sensation.
Que donc [10] les principes doivent être contraires, c'est manifeste.
Chapitre 6
Les principes ne sont ni un ni en nombre infini
Mais ce qu'il faudrait dire, à la suite de cela, c'est s'il y en a deux, trois, ou plus. Car il n'est pas possible qu'il n'y en ait qu'un parce que les contraires ne sont pas un, ni qu'il y en ait un nombre infini parce que l'étant ne serait pas connaissable, et qu'il y a une contrariété unique dans tout genre unique, or la substance est un genre unique déterminé, et parce qu'il est possible de faire venir les choses d'un [15] nombre fini de principes et qu'il est mieux de le faire d'un nombre fini, comme Empédocle, que d'un nombre infini. En effet, il estime rendre compte de toutes les choses qu'Anaxagore tire de ses principes en nombre infini. De plus, certains contraires sont antérieurs à d'autres, et certains viennent d'autres contraires, par exemple le doux et l'amer, le blanc et le noir, or les principes doivent [20] demeurer toujours.
Que donc les principes ne soient ni un ni en nombre infini, c'est évident à partir de cela.
Nécessité que l'un des principes soit un substrat
Mais puisqu'ils sont en nombre fini, on a quelque raison de ne pas en poser seulement deux ; on pourrait en effet se demander comment la densité peut naturellement faire quelque chose à la rareté, ou celle-ci à la densité. De même aussi pour n'importe quelle autre contrariété ; en effet, il n'est pas vrai que l'amitié rassemble la haine [25] ni n'exerce quelque action à partir d'elle, ni la haine à partir de l'amitié, mais toutes deux agissent sur une troisième réalité différente d'elles. Mais certains en posent même un plus grand nombre dont ils composent la nature des étants.
Outre cela, on tomberait aussi dans la difficulté suivante si on ne posait pas sous les contraires quelque autre nature : nous voyons que les contraires ne sont la substance d'aucun des étants ; [30] or il ne faut pas que le principe soit dit de quelque substrat, car il y aurait un principe du principe. Le substrat en effet est principe, et semble bien être antérieur à ce qui lui est attribué.
De plus, nous disons qu'il n'y a pas de substance contraire à une substance. Comment donc une substance pourrait-elle procéder de choses qui ne sont pas des substances ? ou comment ce qui n'est pas substance pourrait-il être antérieur à une substance ?
C'est pourquoi, si [35] l'on pense que l'énoncé précédent et celui-ci sont vrais, il est nécessaire, [189b] si l'on veut les sauver tous les deux, de supposer un troisième terme, comme le disent ceux qui soutiennent que le tout est une nature unique déterminée, par exemple l'eau ou le feu ou ce qui est intermédiaire entre eux. Il semblerait d'ailleurs que ce soit plutôt l'intermédiaire ; en effet le feu, la terre, l'air et l'eau sont déjà [5] tissus de contrariétés. C'est aussi pourquoi n'agissent pas sans raison ceux qui font du substrat quelque chose de différent de ces réalités, et ceux qui parmi les autres choisissent l'air, car l'air est celle qui a le moins de différences perceptibles. Vient ensuite l'eau. Mais leur substance unique, tous lui donnent diverses formes grâce aux contraires, densité et rareté, [10] plus et moins, lesquels sont au niveau général, cela est clair, excès et défaut, comme on l'a dit plus haut. Et il semble que ce soit là une opinion ancienne que celle selon laquelle l'un, l'excès et le défaut sont les principes des étants, mais pas de la même manière : pour les Anciens les deux derniers sont actifs alors que l'un est passif, alors que [15] certains des penseurs ultérieurs disent plutôt, au contraire, que l'un est actif et les deux autres passifs.
Il n'y a pas plus de trois principes
Il semblerait donc que pour ceux qui considèrent ces arguments et quelques autres du même genre il y ait, comme nous l'avons dit, quelque raison de soutenir que les éléments sont au nombre de trois, mais pour soutenir qu'il y en a plus que trois, il n'y en a plus. En effet, pour pâtir, l'un y suffit, et s'il existe quatre principes il existera deux [20] contrariétés, et il faudra, à côté de chacune, qu'il y ait quelque autre nature intermédiaire. Mais si, étant deux, elles sont capables de s'engendrer l'une l'autre, l'une des deux contrariétés sera superflue.
Il est en même temps impossible qu'il y ait plusieurs contrariétés premières. En effet, la substance est un certain genre unique de l'étant, de sorte que ses principes ne différeront les uns des autres que par le fait d'être antérieurs ou postérieurs, [25] mais pas par le genre. Il n'y a, en effet, toujours qu'une seule contrariété pour un seul genre, et toutes les contrariétés semblent se ramener à une seule.
Que donc il n'y ait ni un seul élément, ni plus de deux ou trois, c'est manifeste. Mais laquelle des deux solutions, comme nous l'avons dit, est la bonne, c'est une difficile question.
Chapitre 7
La théorie aristotélicienne de la génération
[30] Traitons donc à notre tour le problème de la façon qui suit, en menant d'abord une investigation sur toute génération. En effet, il est naturel d'étudier la question en traitant d'abord de ce qui est commun, puis de ce qui est propre à chaque chose particulière.
En effet, nous disons que quelque chose vient d'autre chose et plus précisément que quelque chose de différent vient de quelque chose de différent, et nous l'affirmons aussi bien pour les choses simples que pour les choses composées. Voici ce que je veux dire : il est possible qu'un homme devienne [35] cultivé, il est possible par ailleurs que le non-cultivé devienne cultivé ou que [190a] l'homme non cultivé devienne un homme cultivé. J'appelle donc d'une part simple ce qui devient : l'homme, le non-cultivé, simple aussi ce qu'il devient : le cultivé ; j'appelle d'autre part composé à la fois ce qu'il devient et ce qui devient, quand nous disons [5] que l'homme non cultivé devient un homme cultivé.
Mais, parmi ces cas, d'un côté on dit que tel non seulement devient ceci mais aussi devient à partir de cela (par exemple « qui est cultivé » à partir du « qui n'est pas cultivé »), mais on ne le dit pas pour tous les cas. Car « qui est cultivé » n'est pas venu de « homme », mais l'homme est devenu cultivé.
Parmi ce qui devient, au sens où nous disons que ce qui est simple devient, dans certains cas ce qui devient demeure, dans certains cas [10] il ne demeure pas. En effet, d'un côté, l'homme, en demeurant cultivé, demeure un homme et existe, et, d'un autre côté, le non-cultivé et l'inculte ne demeurent ni de manière simple ni en composition.
Nécessité d'un substrat
Mais ces distinctions étant faites, à partir de toutes les choses qui deviennent il est possible de tirer ceci, si on les considère comme nous le disons : il faut [15] toujours que quelque chose soit sous-jacent, à savoir ce qui devient, et ce quelque chose, même s'il est un numériquement, ne l'est certes pas selon la forme (par « selon la forme » et par « selon la définition », j'entends la même chose). En effet, ce n'est pas la même chose que l'être de l'homme et l'être de l'inculte : l'un demeure alors que l'autre ne demeure pas : ce qui n'est pas un opposé demeure (l'homme, en effet, demeure), alors que le non-cultivé [20] et l'inculte ne demeurent pas, pas plus que le composé des deux, à savoir l'homme inculte.
Que quelque chose advienne à partir de quelque chose et non que quelque chose devienne quelque chose, se dit plutôt des choses qui ne demeurent pas, par exemple cultivé advient d'inculte, mais pas d'homme. Pourtant on le dit aussi parfois de la même manière pour ce qui demeure. [25] Nous disons en effet qu'une statue advient à partir de l'airain, et non que l'airain devient une statue. Mais on dit de deux façons que quelque chose vient à partir d'un opposé qui ne demeure pas : ceci advient de cela et ceci devient cela, en effet de celui qui est inculte <advient celui qui est cultivé> et celui qui est inculte devient celui qui est cultivé. C'est pourquoi il en est de même pour le composé : en effet, on dit que d'un homme [30] inculte advient un homme cultivé ou que l'homme inculte <devient un homme cultivé>.
Mais comme advenir se dit en plusieurs sens, et que, d'un côté, certaines choses ne sont pas dites advenir mais devenir ceci, et que d'un autre côté seules les substances adviennent absolument, concernant les autres choses il est manifeste qu'il est nécessaire que quelque chose soit sous-jacent, à savoir ce qui devient (en effet une quantité, une qualité, [35] une relation, un temps, un lieu adviennent quand quelque chose leur est sous-jacent, du fait que seule la substance n'est dite d'aucun autre substrat, [190b] mais que toutes les autres choses sont dites de la substance) ; mais que les substances aussi et tous les autres étants qui sont absolument adviennent à partir d'un substrat, cela deviendra manifeste à l'examen. Toujours, en effet, il y a quelque chose qui est sous-jacent d'où la chose advient, par exemple les plantes et les animaux adviennent à partir de [5] la semence. Mais en général les choses adviennent absolument, les unes par changement de forme, par exemple une statue, d'autres par addition, par exemple les choses qui croissent, d'autres par soustraction, par exemple l'Hermès à partir de la pierre, d'autres par composition, par exemple une maison, d'autres par altération, par exemple les choses qui changent du point de vue de la matière. Et toutes les choses qui adviennent de cette manière, [10] il est manifeste qu'elles adviennent à partir de substrats.
De sorte qu'il est évident à partir de ce qui a été dit que tout ce qui devient est toujours composé, et c'est d'une part quelque chose qui advient, et d'autre part quelque chose qui devient cette chose qui advient, et ce qui devient est double : soit le substrat soit l'opposé ; par être opposé je veux dire l'inculte et par être substrat l'homme, et [15] l'absence de figure, de forme et d'ordre, c'est l'opposé, alors que l'airain, la pierre ou l'or, c'est le substrat.
Les principes de la génération des étants naturels
Il est donc manifeste, puisqu'il existe des causes et des principes des étants naturels, qui sont les premiers termes à partir desquels sont ou sont advenus ceux-ci, non par accident, mais chacun tel qu'on le dit selon son essence, que [20] tout étant naturel advient à partir du substrat et de la figure. En effet, l'homme cultivé est d'une certaine manière composé d'homme et de cultivé. Car on résoudra la définition de celui-là1 dans la définition de ceux-ci. Il est donc clair que les choses engendrées sont engendrées à partir d'eux. Par ailleurs le substrat est numériquement un, mais formellement deux (car il y a d'une part [25] l'homme, l'or et d'une manière générale la matière nombrable, car elle est plutôt un ceci déterminé, et ce qui advient à partir d'elle n'advient pas par accident ; alors que, d'autre part, la privation ou la contrariété sont des accidents). Quant à la forme, elle est une, par exemple l'ordre ou la culture ou quelque autre chose attribuée de cette manière à quelque chose. C'est pourquoi d'un côté il faut dire que [30] les principes sont au nombre de deux, et d'un autre côté au nombre de trois. D'un côté ce sont des contraires (comme quand on parle de cultivé et d'inculte, ou de chaud et de froid, ou de ce qui est harmonisé et du désharmonisé), mais d'un autre côté, non, car il est impossible que les contraires subissent quelque chose l'un de l'autre. Mais cela aussi est résolu par le fait qu'il existe un substrat différent des contraires, car il n'est pas [35] un contraire. De sorte que d'une certaine manière les principes ne sont pas en nombre supérieur aux contraires mais sont pour ainsi dire au nombre de deux, mais, d'un autre côté, ils ne sont pas vraiment au nombre de deux du fait [191a] que leur essence est différente, mais trois. Car les essences de l'homme et de l'inculte, de ce qui n'a pas de forme et de l'airain sont différentes.
On a donc dit le nombre des principes des choses naturelles concernées par la génération et de quelle manière ils atteignent ce nombre. Et il est manifeste qu'il faut que [5] quelque chose soit sous-jacent aux contraires et que les contraires soient deux. Mais d'une autre manière ce n'est pas nécessaire, car l'un des contraires sera suffisant, par son absence ou sa présence, pour provoquer le changement.
Quant à la nature sous-jacente, elle est connaissable par analogie. En effet, ce que l'airain est à la statue, le bois au lit, ou la matière, c'est-à-dire l'informe avant qu'il ait reçu la figure, [10] à n'importe laquelle des choses qui ont une figure, cette nature sous-jacente l'est à la substance, au ceci et à l'étant. Elle est donc l'un des principes, qui n'est ni un ni étant comme l'est le ceci ; un autre principe, c'est la définition, et un autre aussi le contraire de celui-ci, la privation. En quel sens ces principes sont deux et en quel sens [15] plus de deux, on l'a dit ci-dessus. On a donc d'abord dit que seuls les contraires étaient principes, ensuite qu'il était nécessaire que quelque chose d'autre soit sous-jacent et qu'ils soient trois. Et on voit manifestement à partir de ceci ce qu'est la caractéristique de ces contraires, quel est le rapport des principes entre eux, et ce qu'est le substrat. Mais la question de savoir si c'est la forme [20] ou le substrat qui est substance n'est pas encore claire. Mais que les principes soient trois et comment ils sont trois, et de quelle manière ils sont principes, c'est clair.
Considérons donc qu'on a traité, dans ce qui précède, du nombre et de la nature des principes.
Chapitre 8
Que ce soit aussi seulement ainsi que se résolve la difficulté des Anciens, disons-le à la suite.
En effet, les premiers qui firent de la [25] philosophie, en cherchant la vérité et la nature des étants s'écartèrent du droit chemin comme poussés sur une autre voie par leur inexpérience, disant qu'aucun des étants ni n'advient ni ne disparaît, du fait qu'il est nécessaire que ce qui advient advienne soit d'un étant soit d'un non-étant, et que c'est impossible de l'un ou de l'autre. [30] En effet, ils disent que l'étant ne peut advenir puisqu'il est déjà et que du non-étant rien ne peut advenir ; car il faut que quelque chose soit sous-jacent. Et, développant ainsi les conséquences de ceci, ils disent aussi que le multiple n'existe pas mais seulement l'étant lui-même.
Première solution : la distinction par soi/par accident
Ceux-ci ont donc adhéré à cette opinion pour les raisons qu'on a dites. Quant à nous, nous disons, <première solution>, que advenir à partir de l'étant [35] ou du non-étant, ou que pour le non-étant ou l'étant faire ou subir quelque chose ou devenir n'importe quelle chose déterminée, ce n'est d'une certaine façon en rien [191b] différent de, pour le médecin, faire ou subir quelque chose, ou qu'à partir du médecin existe ou advient quelque chose ; si bien que, puisque ces derniers cas peuvent se dire de deux façons, il est évident que c'est aussi le cas de « à partir d'un non-étant advient quelque chose » ou de « l'étant fait ou [5] pâtit ». Or donc, le médecin construit une maison non pas en tant que médecin mais en tant que constructeur, et il devient blanc non pas en tant que médecin mais en tant qu'il est noir ; par contre, il soigne et devient incapable de soigner en tant que médecin. Or puisque c'est au sens absolument propre que nous disons que le médecin fait ou subit quelque chose ou que quelque chose advient à partir du médecin, si c'est en tant que médecin que ces choses sont subies, sont faites ou adviennent, il est évident que « advenir à partir du non-étant » signifie aussi cela : [10] « en tant que non-étant ». Voilà ce que ces philosophes, qui n'ont pas fait cette distinction, ont manqué, et, du fait de cette ignorance, ils poussèrent l'ignorance jusqu'à penser qu'aucun des autres étants n'advient ni même n'existe et à supprimer toute génération.
Mais nous aussi nous disons que rien n'advient absolument du non-étant, mais que, cependant, quelque chose peut advenir du non-étant, à savoir [15] par accident (en effet, à partir de la privation, qui est par soi un non-étant et ne persiste pas dans le résultat, quelque chose advient). Mais l'on s'étonne de cela et il semble impossible que quelque chose advienne de cette façon d'un non-étant ; et il en est de même pour la thèse que ni quelque chose n'advient d'un étant ni un étant n'advient sinon par accident ; et il semble que venir à l'être de cette manière, c'est comme si un animal venait d'un animal [20] et plus précisément un animal quelconque d'un animal quelconque, par exemple s'il naissait un chien d'un cheval, le chien naîtrait non seulement d'un animal quelconque, mais aussi d'un animal, et cela non en tant qu'animal, car cela existe déjà. Mais si un animal quelconque doit advenir et cela non par accident, il ne viendra pas d'un animal, et si c'est un étant déterminé il ne viendra ni d'un étant [25] ni d'un non-étant, car nous avons dit que « non-étant » signifie que c'est « en tant que non-étant ». De plus, nous ne portons pas atteinte au principe selon lequel tout est ou n'est pas.
Seconde solution : la distinction acte/puissance
Telle est la première solution ; une autre, c'est qu'il est possible de dire les mêmes choses selon la puissance et selon l'acte. Cela a été défini avec plus d'exactitude ailleurs.
[30] De cette façon, c'est ce que nous avons dit, sont résolues les difficultés qui ont contraint les anciens philosophes à supprimer certaines des choses dont nous avons parlé. C'est en effet pour cela que nos prédécesseurs s'écartèrent à ce point de la voie de la génération et de la corruption et, en général, de tout changement. Car, s'ils avaient vu cette nature, cela les aurait libérés de leur ignorance.
Chapitre 9
Critique des principes des platoniciens
[35] Certains autres aussi ont touché à cette nature, mais pas de manière suffisante. D'abord, en effet, ils admettent d'une manière générale que quelque chose peut advenir du [192a] non-étant, et par là ils admettent que Parménide a raison. Ensuite il leur semble que puisque cette nature est numériquement une, elle est, en puissance aussi, seulement une. Or la différence est très grande. Nous, en effet, nous disons que la matière et la privation sont différentes, et que l'une, la matière, est non étant par [5] accident alors que la privation l'est en soi, et que l'une, la matière, est d'une certaine manière presque une substance, alors que la privation ne l'est pas du tout. Mais eux disent que le non-étant c'est le grand et le petit, aussi bien pris tous les deux ensemble que chacun séparément. De sorte que cette triade-là est d'une sorte complètement différente de l'autre. En effet, ils ont avancé jusque-là, [10] à savoir qu'il faut qu'il y ait une certaine nature sous-jacente, et pourtant ils la font une. Car même si on en fait une dyade, en l'appelant le grand et le petit, on n'en fait pas moins une même chose ; car ils ont négligé l'autre aspect.
En effet, la nature qui demeure est cause, conjointement avec la figure, des choses qui adviennent, comme une mère. Mais l'autre partie de la contrariété, celui qui applique sa pensée à son caractère malfaisant, pourrait [15] souvent se la représenter comme n'étant pas du tout. En effet, étant donné qu'il existe quelque chose de divin, bon et désirable, nous disons que le contraire de cela existe, et qu'existe aussi ce qui par nature tend par le désir selon sa propre nature vers celui-là. Mais selon eux il en résulte que le contraire désire [20] sa propre corruption. Pourtant ce n'est pas la forme qui est susceptible de tendre vers elle-même puisqu'elle n'est pas en état de manque, ce n'est pas non plus son contraire parce que les contraires se détruisent mutuellement, mais c'est la matière, comme si la femelle tendait vers le mâle et le laid vers le beau. À ceci près que ce n'est pas le laid en soi qui tend vers le beau, mais le laid comme accident, et pas la femelle en soi mais par [25] accident.
En un sens la nature sous-jacente est détruite et engendrée, en un sens non. En tant que « ce en quoi » elle est détruite par soi (car ce qui est détruit est, en elle, la privation) ; mais en tant que puissance, elle n'est pas détruite en soi, mais il est nécessaire qu'elle soit indestructible et inengendrée. Car si elle était engendrée, il faudrait qu'il y ait un élément sous-jacent premier qui lui serait inhérent [30] à partir duquel elle serait engendrée ; or ceci c'est sa nature même, de sorte qu'elle serait avant d'être advenue (j'appelle en effet matière le substrat premier de chaque chose, substrat inhérent à partir duquel quelque chose advient, non par accident). Et si elle était détruite elle arriverait à ce terme, de sorte qu'elle se trouverait avoir été détruite avant d'être détruite.
En ce qui concerne le principe selon la forme, s'il est [35] un ou plusieurs, et quel il est ou quels ils sont, c'est la fonction de la philosophie première de le déterminer avec précision, de sorte qu'on laissera ces questions pour le moment [192b] opportun. Quant aux formes naturelles et corruptibles, nous en parlerons dans des indications ultérieures.
Que, donc, il existe des principes, quels ils sont et quel est leur nombre, considérons que nous l'avons ainsi déterminé. Reprenons donc notre discours en prenant un autre point de départ.
LIVRE II
Chapitre 1
La nature
Parmi les étants, certains sont par nature, les autres du fait d'autres causes : nous disons que sont par nature les animaux ainsi que leurs parties, les [10] plantes, les corps simples comme la terre, le feu, l'air, l'eau – de ces choses, en effet, et des choses semblables nous disons qu'elles sont par nature. Or toutes ces choses se montrent différentes de celles qui ne sont pas constituées par nature. Chacune de celles-là, en effet, possède en elle-même un principe de mouvement et d'arrêt, les unes quant au lieu, [15] d'autres quant à l'augmentation et à la diminution, d'autres quant à l'altération. Par contre un lit, un manteau, et quoi que ce soit d'autre de ce genre, d'une part en tant qu'ils ont reçu chacune de ces dénominations et dans la mesure où ils sont le produit d'un art, ne possèdent aucune impulsion innée au changement ; mais, d'autre part, en tant que par accident ces choses sont faites de pierre, [20] de terre ou d'un mélange des deux, elles possèdent cette impulsion, et dans cette mesure, parce que la nature est un certain principe, à savoir une cause du fait d'être mû et d'être en repos pour ce à quoi elle appartient immédiatement par soi et non par accident. (J'emploie l'expression « et non par accident » parce qu'il pourrait arriver que quelqu'un, étant médecin, devienne lui-même cause de santé pour lui-même, [25] pourtant ce n'est pas en tant qu'il est soigné qu'il possède l'art médical, mais il arrive par coïncidence que le même homme soit médecin et soit soigné ; voilà pourquoi ces deux qualités sont parfois séparées l'une de l'autre.) Et il en est de même pour chacun des autres étants qui sont fabriqués. Aucun d'eux, en effet, n'a en lui-même le principe de sa fabrication, mais les uns l'ont en d'autres choses, c'est-à-dire à l'extérieur d'eux-mêmes, par exemple [30] une maison et chacun des autres objets fait de main d'homme, d'autres l'ont en eux-mêmes mais pas par eux-mêmes : ce sont tous les étants qui pourraient devenir par accident causes pour eux-mêmes. La nature est donc ce qu'on a dit.
Ont une nature tous les étants qui possèdent un principe de ce genre. Et ces étants sont tous des substances ; car ce sont des sortes de substrats, et la nature est toujours dans un substrat. [35] Par ailleurs sont selon la nature à la fois ces étants et tout ce qui leur appartient en vertu de ce qu'ils sont, par exemple pour le feu d'être porté vers le haut ; en effet, cela n'est pas une nature, [193a] n'a pas de nature, mais cela est par nature et selon la nature. On a donc dit ce qu'est la nature et ce qu'est le par nature et le selon la nature.
Mais que la nature existe, il serait ridicule de s'employer à le montrer. Il est manifeste, en effet, qu'il existe beaucoup d'étants de ce genre, et montrer [5] ce qui est manifeste par le moyen de ce qui n'est pas manifeste, c'est le fait de quelqu'un qui n'est pas capable de distinguer ce qui connaissable par soi et ce qui ne l'est pas par soi (qu'il soit possible d'être dans une telle situation est assez évident, en effet quelqu'un qui est aveugle de naissance pourrait faire des syllogismes sur les couleurs), de sorte que de telles gens raisonnent nécessairement sur des mots, mais ne pensent rien.
La nature comme matière
Certains sont d'avis que la nature et la [10] substance des êtres qui sont par nature est le constituant interne premier de chaque chose, par soi dépourvu de structure, par exemple que d'un lit la nature c'est le bois, d'une statue l'airain. Un indice en est, dit Antiphon, que, si on enterrait un lit, et si la putréfaction acquérait la puissance de faire pousser un rejet, ce n'est pas un lit qui viendrait à l'être mais du bois, parce que, d'après lui, ce qui [15] lui appartient par accident c'est la disposition conventionnelle que lui a donnée l'art, alors que sa substance c'est cette réalité qui, continûment, perdure tout en subissant cela. Mais si chacune de ces réalités subit la même chose par rapport à quelque chose d'autre (par exemple l'airain et l'or par rapport à l'eau, les os et le bois par rapport à la terre, et de même pour n'importe laquelle [20] des autres réalités de ce genre), c'est cette dernière chose qui est leur nature et leur substance. En vertu de quoi certains disent que c'est le feu qui est la nature des étants, d'autres que c'est la terre, d'autres l'air, d'autres l'eau, d'autres certains de ces éléments, d'autres tous. En effet, celui qui suppose que l'un de ces éléments est tel, qu'il y en ait un ou plusieurs, prétend que celui-ci ou ceux-ci sont [25] la substance dans sa totalité, alors que toutes les autres choses en sont des affections, des états et des dispositions ; et n'importe laquelle de ces réalités serait éternelle, car elles ne subissent aucun changement à partir d'elles-mêmes, alors que tout le reste naît et périt sans fin.
La nature comme forme
La nature se dit donc ainsi d'une première manière : la matière sous-jacente première de chacun des êtres qui ont en eux-mêmes un principe [30] de mouvement et de changement ; d'une autre manière, c'est la figure et plus précisément la forme selon la définition.
Art et nature
De même, en effet, que ce qui est selon l'art, c'est-à-dire l'artificiel, est appelé art, de même aussi ce qui est selon la nature, c'est-à-dire le naturel, est appelé nature ; mais dans le premier cas, on ne pourrait pas encore dire que cela ait quoi que ce soit de conforme à l'art, ni qu'il y ait art si un lit est seulement en puissance mais n'a pas [35] encore la forme du lit, et on ne le pourrait pas non plus pour les êtres constitués par nature. En effet, la chair et l'os en puissance n'ont pas [193b] encore leur nature ni ne sont des natures avant qu'ils n'aient reçu la forme selon la définition, par laquelle nous disons dans des définitions ce que sont la chair et l'os. De sorte que, d'une autre manière, la nature serait la figure et la forme (non comme étant séparables, si ce n'est par la raison) des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement. [5] Mais ce qui est fait de ces composantes n'est pas une nature, mais est par nature, par exemple un homme.
Ou mieux : la forme est nature de la matière1 ; en effet, chaque chose est dite à partir du moment où elle est en entéléchie plutôt que quand elle est en puissance.
De plus, un homme naît d'un homme, mais pas un lit d'un lit ; c'est pourquoi aussi on dit que ce n'est pas la configuration qui en est [10] la nature mais le bois (parce que ce qui viendrait à l'être, si ça bourgeonnait, ce n'est pas un lit mais du bois) : si, donc, ceci est un artefact, la figure aussi est nature : du moins un homme naît-il d'un homme.
Nature et génération
De plus, la nature entendue comme génération est un chemin vers une nature. Ce n'est pas comme le traitement médical, dont on ne dit pas qu'il est une voie vers l'art médical mais vers la santé, [15] car, nécessairement, le traitement médical procède de l'art médical et ne va pas vers l'art médical ; mais la nature comme génération n'est pas dans le même rapport à la nature, et ce qui croît naturellement en venant de quelque chose va ou croît vers quelque chose. Qu'est donc la chose qui croît ? non pas ce d'où elle vient, mais ce vers quoi elle va. Donc la figure est nature.
Forme et privation
Mais la forme et la nature se disent en deux sens. Car la privation elle aussi en un sens est figure. [20] Mais s'il y a ou non privation, c'est-à-dire un contraire déterminé, quand il s'agit de génération absolue, il faudra l'examiner plus tard2.
Chapitre 2
Physique et mathématique
Mais puisqu'on a distingué en combien de sens se dit la nature, il faut après cela étudier en quoi le mathématicien diffère du physicien. Les corps naturels, en effet, ont eux aussi des surfaces et des volumes, ainsi que des longueurs [25] et des points, objets qu'examine le mathématicien. De plus, l'astronomie est-elle différente de la physique ou en est-elle une partie ? En effet, qu'il appartienne au physicien de connaître l'essence du Soleil ou de la Lune mais aucun de leurs attributs par soi, ce serait étrange, d'autant plus qu'il apparaît que ceux qui traitent de la nature traitent aussi de la configuration de la Lune et du Soleil, [30] et du coup se demandent aussi si la Terre et le monde sont sphériques ou non.
Or, le mathématicien lui aussi s'occupe de ces choses, mais non en tant que chacune est limite d'un corps naturel. Il n'étudie pas non plus leurs attributs en tant qu'ils sont attribués à de tels étants naturels. C'est aussi pourquoi il les sépare, car elles sont séparables du mouvement par la pensée, et cela ne fait aucune différence, [35] et on ne produit même pas d'erreur en les séparant.
Or c'est ce que font aussi, sans s'en apercevoir, les partisans des Idées, car ils séparent des réalités physiques, [194a] alors qu'elles sont moins séparables que les réalités mathématiques. Cela deviendrait évident si l'on s'efforçait de donner les définitions des objets des deux domaines aussi bien que de leurs attributs. En effet, l'impair, le pair, le droit, le courbe, et aussi un nombre, [5] une ligne, une figure seront sans mouvement, alors qu'il n'en sera plus de même pour de la chair, un os, un homme, mais on dit ces derniers comme un nez camus et non comme le courbe. Mais le montreraient aussi les parties plus physiques des mathématiques, comme l'optique, l'harmonique, l'astronomie. Car, d'une certaine manière, elles procèdent à l'inverse de la géométrie : [10] la géométrie, en effet, examine la ligne physique, mais pas en tant que physique, alors que l'optique étudie la ligne mathématique, non pas en tant que mathématique, mais en tant que physique.
Le physicien considère la forme et la matière
Mais puisque la nature se dit en deux sens, la forme et la matière, il faut mener la recherche comme si nous examinions l'essence de la camusité ; par conséquent il faut considérer les choses de ce genre ni sans matière ni du point de vue de la [15] matière. Car, assurément, sur ce point aussi on pourrait soulever une difficulté : puisqu'il y a deux natures, on peut se demander de laquelle s'occupe le physicien. N'est-ce pas plutôt de ce qui est composé des deux ? Mais si c'est de ce qui est composé des deux, c'est aussi de chacune des deux. Est-ce donc que chacune d'elle est connue par une même science ou par une science différente ?
À considérer les Anciens, en effet, il semblerait que ce soit de la matière que s'occupe le physicien, [20] car seuls Empédocle et Démocrite ont touché, pour une petite part, à la forme et à l'être essentiel. Mais si, d'un autre côté, l'art imite la nature, et qu'il appartient à la même science de connaître la forme et la matière jusqu'à un certain point (par exemple, il appartient au médecin de connaître à la fois la santé, et la bile et le flegme dans lesquels réside la santé, de même aussi il appartient au constructeur de connaître la forme de la [25] maison et sa matière, à savoir que ce sont des briques et des poutres, et il en est de même pour les autres arts), alors aussi il appartiendra à la physique de connaître les deux natures.
De plus, appartiennent à la même science le ce en vue de quoi, c'est-à-dire le but, et tout ce dont il est le but. Or la nature est un but et un ce en vue de quoi. (En effet, pour ce qui, étant soumis à un mouvement continu, a un certain but pour ce mouvement, [30] ce but est le terme extrême et le ce en vue de quoi. C'est aussi pourquoi le poète1 a été ridicule d'aller jusqu'à dire : « il est en possession du terme pour lequel il était né ». En effet, tout terme extrême ne prétend pas être un but, c'est seulement l'extrême qui est le meilleur.) Et puisque les arts produisent leur matière, les uns absolument, les autres en la rendant propre à être travaillée, et que nous nous servons de tout ce qui existe comme si cela [35] existait pour nous (car nous aussi sommes d'une certaine manière un but ; en effet, le ce en vue de quoi se dit de deux manières, comme on l'a dit dans le traité De la philosophie), les [194b] arts, assurément, qui dominent la matière et la connaissent sont de deux sortes, celui qui utilise la chose, et celui qui est architectonique par rapport à l'art qui la produit. Voilà pourquoi l'art qui utilise la chose est d'une certaine manière architectonique : il se caractérise par le fait qu'il connaît la forme, alors que l'art architectonique dans l'ordre de la production connaît la [5] matière. En effet le timonier sait quelle doit être la forme du gouvernail et la prescrit, alors que l'autre2 sait et prescrit de quel bois il devra être fait et par quelles opérations. En fait, dans les choses de l'art nous produisons nous-mêmes la matière en vue de l'œuvre, alors que dans les choses naturelles son existence est donnée.
De plus la matière fait partie des choses relatives, car à forme différente matière différente.
Jusqu'à [10] quel degré, donc, le physicien doit-il connaître la forme et l'essence ? N'est-ce pas comme le médecin qui doit connaître le tendon et le fondeur d'airain qui doit connaître l'airain, jusqu'à ce en vue de quoi est chaque chose, et en considérant les choses qui sont d'une part séparables par la forme et d'autre part dans une matière ? Car c'est un homme qui engendre un homme, et aussi le Soleil. Ce qu'il en est du séparable et ce qu'il est, c'est l'affaire de la [15] philosophie première de le déterminer.
Chapitre 3
Il faut étudier les causes
Mais une fois que ces distinctions ont été faites, il faut examiner les causes, quelles elles sont et quel est leur nombre. En effet, puisque c'est en vue de connaître qu'est menée la présente étude, mais que nous ne pensons pas connaître chaque chose avant que nous n'ayons d'abord saisi le pourquoi de chacune (ce qui revient à en [20] saisir la cause première), il est évident que c'est aussi ce que nous devons faire pour la génération et la corruption, et tout changement naturel, afin que, connaissant leurs principes, nous tentions d'y ramener chacune des choses que nous cherchons.
Les manières de dire le pourquoi
D'une manière donc, on appelle cause la réalité inhérente à une chose dont cette chose est faite, par exemple [25] l'airain de la statue, l'argent de la coupe et leurs genres.
D'une autre manière, c'est la forme et le modèle, c'est-à-dire la formule de l'être essentiel et les genres de celle-ci (par exemple, pour l'octave c'est le rapport de deux à un, et d'une manière générale le nombre), ainsi que les parties qui sont dans cette formule.
De plus, on appelle cause le principe premier d'où part le changement [30] ou la mise en repos, par exemple celui qui a délibéré est cause responsable <d'une décision>, le père celle de l'enfant, et d'une manière générale ce qui fait de ce qui est fait et ce qui change de ce qui est changé.
De plus, on parle de cause comme du but, c'est-à-dire du ce en vue de quoi, par exemple du fait de se promener, la cause est la santé ; pourquoi, en effet, se promène-t-il ? nous répondons : « pour être en bonne santé », et ayant ainsi parlé, nous pensons avoir [35] indiqué la cause. De même pour toutes les choses qui, alors que quelque chose d'autre est le moteur, sont intermédiaires avant le but, par exemple pour la santé l'amaigrissement, la [195a] purgation, les remèdes ou les instruments ; ces choses, en effet, sont toutes en vue du but, mais diffèrent les unes des autres en ce que ceux-là sont des opérations et ceux-ci des instruments.
Trois remarques
Tel est donc, en gros, le nombre de manières dont les causes se disent ; mais il arrive aussi, du fait que les causes se disent de plusieurs manières, qu'il y ait [5] plusieurs causes d'une même chose, et cela non par accident (par exemple de la statue sont causes à la fois l'art de la sculpture et l'airain, non pas sous quelque autre rapport mais en tant que statue, non selon la même modalité, mais l'un l'est comme matière, l'autre comme ce d'où part le mouvement).
D'autre part certaines choses sont causes les unes des autres (par exemple [10] l'effort est cause du bon état physique et celui-ci de l'effort, non selon la même modalité, mais l'un comme but, l'autre comme principe du mouvement).
De plus, la même chose est cause de contraires, car ce qui, en étant présent, est cause de ceci, aussi quand il est absent nous en faisons parfois la cause du contraire, par exemple l'absence du timonier est cause du naufrage du navire, lui dont la présence aurait été cause du salut.
Les quatre causes
[15] Toutes les causes dont il a été ici question tombent sous quatre modalités très manifestes. En effet, les lettres pour les syllabes, la matière pour les objets fabriqués, le feu et autres corps de ce genre pour les corps, les parties pour la totalité, les prémisses pour la conclusion sont causes comme le « ce de quoi les choses sont constituées » ; parmi ces choses, les unes sont causes comme [20] substrat (par exemple les parties), les autres comme l'être essentiel : la totalité, la composition, la forme. Par contre, la semence, le médecin, celui qui a délibéré et d'une manière générale ce qui fait, tous sont le principe d'où part le changement ou l'immobilité. Il y a, par ailleurs, celles qui sont causes comme le but, c'est-à-dire le bien, des autres choses ; en effet, le ce en vue de quoi veut être le meilleur [25] pour les autres choses et leur but (ne faisons aucune différence entre dire que c'est un bien ou un bien apparent).
Les sortes de causes
Telles sont donc les causes et tel est leur nombre, distinguées par l'espèce. Mais il y a un grand nombre de sortes de causes, mais qu'on récapitule elles aussi en un nombre plus petit.
Elles sont, en effet, dites causes de plusieurs façons : même parmi celles qui sont de même [30] espèce, l'une sera antérieure, l'autre postérieure, par exemple pour la santé le médecin et l'homme de l'art, et pour l'octave le double et le nombre, et dans tous les cas les causes englobantes par rapport aux causes particulières. De plus, il y a la cause accidentelle et ses genres, par exemple d'une statue sont causes différemment Polyclète et un statuaire, parce que [35] pour le statuaire c'est un accident que le fait d'être Polyclète ; il y a aussi ce qui englobe l'accident, par exemple si on disait qu'un homme est cause responsable d'une statue, ou, d'un point de vue [195b] plus général, un animal. Il y a aussi parmi les causes accidentelles celles qui sont plus éloignées et celles qui sont plus proches que d'autres, si, par exemple, on disait que le blanc et le cultivé sont causes de la statue.
Mais aussi, de toutes les causes aussi bien celles qui sont dites de manière propre que celles qui le sont par accident, les unes sont dites comme puissances, [5] les autres comme activités, par exemple du fait qu'une maison est construite, le constructeur et le constructeur en train de construire.
On fera les mêmes remarques que précédemment à propos de ce dont les causes sont causes, par exemple de cette statue, ou d'une statue, ou d'une image en général, et de cet airain, ou de l'airain, ou en général d'une matière. Et il en est de même concernant les accidents. [10] De plus, les premières seront dites en combinaison avec les secondes, par exemple ce n'est ni Polyclète ni un statuaire qui sont causes mais le statuaire Polyclète.
Toutes ces choses, pourtant, sont au nombre de six, dites chacune de deux manières : dites soit comme le particulier, soit comme le genre, soit comme l'accident, soit comme le genre [15] de l'accident, soit comme ceux-ci combinés, soit absolument ; d'autre part toutes sont dites selon l'activité et selon la puissance. Et elles diffèrent dans la mesure où les causes en activité et particulières sont et ne sont pas simultanément à ce dont elles sont causes, par exemple ce médecin en train de soigner et ce patient en train d'être guéri, ainsi que ce constructeur en train de construire et cette maison [20] en train d'être construite, alors que pour les causes en puissance ce n'est pas toujours le cas : la maison et le constructeur, en effet, ne disparaissent pas simultanément.
Mais il faut toujours chercher la cause la plus élevée de chaque chose, comme on le fait aussi ailleurs, par exemple un homme construit parce qu'il est constructeur, mais le constructeur l'est en vertu de l'art de construire : voilà donc la cause antérieure, [25] et de même dans tous les autres cas.
De plus, les genres sont causes des genres et les particuliers des particuliers, par exemple un statuaire d'une statue, ce statuaire-ci de cette statue-ci. Et les puissances sont causes des possibles, les choses en activité des choses actualisées.
Tenons donc pour suffisantes ces déterminations du nombre et des sortes de [30] causes.
Chapitre 4
Le hasard et la spontanéité
Mais on dit aussi que le hasard et la spontanéité sont parmi les causes, et que beaucoup de choses existent aussi bien qu'elles adviennent par hasard et du fait de la spontanéité. De quelle façon le hasard et la spontanéité entrent-ils dans les causes dont nous avons parlé, est-ce que le hasard et la spontanéité sont une même chose [35] ou des choses différentes, et d'une manière générale que sont le hasard et la spontanéité, voilà ce qu'il faut donc examiner.
Première théorie
En effet, certains se demandent même si cela existe ou non. [196a] Selon eux, en effet, rien ne se produit par hasard, et il existe une certaine cause déterminée pour toutes les choses dont nous disons qu'elles adviennent spontanément ou par hasard ; par exemple, pour le fait d'aller par hasard sur la place publique et d'y rencontrer celui qu'on voulait alors qu'on ne pensait pas le rencontrer, la cause c'est la volonté [5] de prendre part aux activités de la place publique. De même aussi à propos des autres choses qui sont dites dues au hasard, ils disent qu'on trouve toujours quelque chose qui est la cause, et que ce n'est pas le hasard, puisque, pensent-ils, si le hasard était vraiment quelque chose, ce serait vraiment étrange, et il faudrait se demander pourquoi aucun des anciens philosophes en parlant des causes de la génération et de la corruption n'a rien dit de précis touchant [10] le hasard : à ce qu'il semble, ces gens-là pensaient eux aussi que rien n'existe par hasard.
Mais voici aussi qui est étonnant : beaucoup de choses adviennent ou existent du fait du hasard et de la spontanéité, dont nous n'ignorons pas qu'il est possible de les rapporter chacune à quelque cause (comme le dit le vieil argument1 qui supprime [15] le hasard), et pourtant, parmi ces événements, tout le monde dit que certains viennent du hasard, et que d'autres ne viennent pas du hasard. Voilà pourquoi, assurément, il leur fallait, d'une manière ou d'une autre, en faire mention. Mais, d'autre part, ils ne pensaient pas non plus que le hasard fût l'une de leurs fameuses causes, telles que l'amitié, la haine, l'esprit, le feu ou quelque autre chose de ce genre. Il est donc étrange qu'ils n'aient pas supposé que le hasard existait, ou que, l'ayant cru, [20] ils l'aient laissé de côté, d'autant plus qu'ils ont parfois recours à ces notions, comme Empédocle qui prétend que l'air ne se sépare pas toujours des autres éléments en allant vers le haut, mais comme cela se trouve par hasard. Il dit en tout cas dans sa cosmogonie que :
« Parfois c'est de cette manière qu'il courut les rencontrer, mais souvent d'une autre manière2. »
Et il prétend que les parties des animaux, pour la plupart, sont produites par le hasard.
Deuxième théorie
Il y en a d'autres, par contre, [25] pour qui c'est la spontanéité qui est cause de notre ciel et de tous les mondes. C'est, en effet, spontanément qu'a été produit le mouvement tourbillonnaire qui a séparé et organisé les composantes de l'univers dans leur disposition actuelle. Et il y a là vraiment de quoi nous étonner : tout en niant, en effet, que les animaux et les plantes [30] sont et sont produits par hasard, et en disant que la cause en est, en fait, la nature, l'esprit ou quoi que soit d'autre de ce genre (car ce qui naît de chaque semence n'est pas le fait du hasard, mais de cette semence-ci naît un olivier, de celle-là un homme), ils prétendent par contre que le ciel et les plus divins des corps visibles se seraient produits spontanément, sans qu'il y ait aucune cause [35] du genre de celle qui intervient pour les animaux et les plantes. Eh bien, s'il en est ainsi, cela même est digne qu'on s'y arrête, et il serait bon de dire quelque chose [196b] là-dessus. En effet, outre le fait que ce qu'ils disent est par ailleurs étrange, il est encore plus étrange de soutenir cela quand on voit que dans le ciel rien n'arrive spontanément, alors que parmi les choses qui, selon eux, ne seraient pas dues au hasard beaucoup adviennent par hasard. Assurément il serait vraisemblable [5] que ce soit le contraire qui arrive.
Troisième théorie
Il y en a d'autres, par ailleurs, qui croient que le hasard est bien une cause, mais qui demeure cachée à l'intelligence humaine, dans la mesure où elle est divine et trop surnaturelle.
En conséquence, il nous faut aussi examiner ce que sont le hasard et la spontanéité, s'ils sont une même chose ou deux choses différentes, et de quelle manière ils tombent parmi les causes que nous avons définies.
Chapitre 5
Distinctions préliminaires
[10] Donc, tout d'abord, puisque nous voyons que certaines choses se produisent toujours de la même façon, et que d'autres se produisent la plupart du temps de la même façon, il est manifeste que le hasard, c'est-à-dire ce qui arrive par hasard, n'est assigné comme cause à aucune de ces deux catégories, ni à ce qui arrive nécessairement et toujours, ni à ce qui arrive le plus souvent. Mais puisqu'il existe aussi des choses qui arrivent en dehors de ces catégories, et que tout le monde dit qu'elles sont l'effet [15] du hasard, il est manifeste que le hasard et la spontanéité sont quelque chose. Nous savons, en effet, à la fois que de tels événements sont les effets du hasard et que les effets du hasard sont de cette sorte.
Par ailleurs, parmi les événements, certains se produisent en vue de quelque chose, d'autres non (parmi les premiers, les uns se produisent selon un choix réfléchi, les autres non, mais ces deux catégories appartiennent à ce qui est en vue de quelque chose), de sorte qu'il est clair que même [20] parmi les choses qui se produisent en marge du nécessaire et de ce qui a lieu la plupart du temps, il en existe certaines auxquelles il est possible que le en vue de quelque chose appartienne. Est en vue de quelque chose tout ce qui pourrait être produit par la pensée, et tout ce qui arrive du fait de la nature. Donc, en réalité, quand de telles choses se produisent par accident, nous disons qu'elles sont l'effet du hasard (en effet, de même qu'un étant est tantôt par soi, [25] tantôt par accident, de même il est possible qu'une cause le soit aussi, par exemple d'une maison la cause par soi c'est la qualité de bâtisseur, et par accident le blanc ou l'artiste. Donc la cause par soi est déterminée, alors que celle qui est par accident est indéterminée ; car un nombre indéfini d'accidents peuvent arriver à une seule et même chose).
Donc, comme on l'a dit, quand cela se produit [30] parmi les événements en vue de quelque chose, on dit alors que c'est l'effet de la spontanéité et du hasard (quant à la différence entre ces deux notions, il faudra la préciser plus tard ; pour l'instant que cela au moins soit clair que tous les deux appartiennent au domaine de ce qui est en vue de quelque chose). Par exemple, c'est en vue de recevoir de l'argent de la part de quelqu'un qui a recueilli des fonds que quelqu'un pourrait s'être mis en marche, s'il avait été au courant ; or il ne s'est pas mis en marche en vue de [35] cela, mais c'est par coïncidence qu'il lui est arrivé de se mettre en marche, et que l'autre a agi de telle sorte que le premier récupère son argent ; et cela sans qu'il fréquente cet endroit le plus souvent [197a] ni par nécessité. D'autre part, la fin – le recouvrement de l'argent – ne fait pas partie des causes contenues dans le sujet lui-même, mais est objet de choix réfléchi par la pensée. Eh bien, on dit assurément dans ce cas qu'il y est allé par hasard, alors que s'il avait choisi à l'avance d'y aller dans ce but parce qu'il fréquente ce lieu toujours ou la plupart du temps pour y récupérer son argent, [5] on dirait que ce n'est pas par hasard. Il est donc clair que le hasard est une cause par accident concernant celles parmi les choses en vue de quelque chose qui relèvent du choix réfléchi. Voilà pourquoi la pensée et le hasard concernent le même objet, c'est qu'il n'y a pas de choix réfléchi sans pensée.
Reprise des opinions des devanciers
Il est donc nécessaire que les causes du fait desquelles pourrait [10] se produire ce qui arrive par hasard soient en nombre indéterminé. De là vient que le hasard est considéré comme appartenant à l'indéterminé et comme obscur pour l'homme, et qu'il est possible qu'on ait l'impression que rien n'advient par hasard. Toutes ces expressions, en effet, sont correctes, c'est vraisemblable. Car il est possible que quelque chose se produise par hasard, puisqu'il est possible que quelque chose se produise par accident, et que le hasard est une cause en tant qu'accident ; mais, au sens absolu, il n'est cause de rien. Ainsi d'une maison le constructeur est cause responsable au sens absolu, [15] mais le joueur de flûte en sera cause par accident, et du fait qu'en étant allé quelque part on ait récupéré son argent, alors qu'on n'y allait pas en vue de cela, le nombre de causes est infini : parce qu'il veut voir quelqu'un, parce qu'il est accusateur, ou défendeur, parce qu'il va au spectacle…
Et il est correct de dire que le hasard est quelque chose qui échappe à la définition rationnelle, car il n'y a définition rationnelle que des étants qui sont toujours ou la plupart du temps, or le [20] hasard est inclus dans ce qui se produit en marge de ces catégories.
De sorte que puisque les causes de ce genre sont indéterminées, le hasard est aussi quelque chose d'indéterminé. Néanmoins, on pourrait se demander dans certains cas si ce ne sont pas n'importe quelles causes au hasard qui sont causes des effets du hasard, par exemple si l'aération ou la chaleur solaire pourraient être causes de la santé, mais pas le fait de s'être coupé les cheveux. Car il y a parmi les causes par accident des causes plus proches les unes que [25] les autres.
[La chance c'est quand il advient ce que l'on cherchait, la malchance quand c'est contre le choix réfléchi]. Par ailleurs, on parle de hasard heureux quand il en sort un heureux résultat, de hasard malheureux quand quelque chose de malheureux en sort, de chance et de malchance quand ce qui est en jeu est important. Ainsi, quand il s'en est fallu de peu que l'on n'obtienne un résultat très mauvais ou très bon, dans le premier cas c'est de la chance, dans le second de la malchance, parce que la pensée formule ce bien et ce mal comme s'ils étaient réels. Car on est d'avis que le « il s'en [30] faut de peu » équivaut à « il n'y a pas de distance ». C'est, de plus, avec raison que l'on dit que la chance est quelque chose d'instable ; le hasard, en effet, est instable, puisque aucun des effets du hasard n'est susceptible d'exister ni toujours ni la plupart du temps.
Ainsi donc, comme nous l'avons dit, le hasard et la spontanéité sont deux causes par accident, dans le domaine des choses qui ne peuvent se produire ni de façon absolue [35] ni la plupart du temps, et parmi elles de toutes celles qui se produiraient en vue de quelque chose.
Chapitre 6
Différence entre hasard et spontanéité
Mais le hasard et la spontanéité diffèrent en ce que la spontanéité a plus d'extension. En effet, tout ce qui se produit par hasard se produit spontanément, alors que toute spontanéité ne se produit pas [197b] par hasard. En effet, le hasard et ce qui arrive par hasard ne concernent que ce à quoi on pourrait attribuer le fait d'avoir de la chance et, d'une manière générale, une activité pratique. Voilà pourquoi il est aussi nécessaire que ce soit sur les objets de l'activité pratique que le hasard s'exerce (un indice de cela, c'est qu'on est d'avis que la chance est identique au bonheur ou en est proche, [5] or le bonheur est une sorte d'activité pratique : c'est une activité réussie) ; de sorte que tout ce qui n'a pas la possibilité d'agir n'a pas non plus celle de faire quelque chose par hasard. Voilà pourquoi aussi rien d'inanimé, non plus qu'une bête ou qu'un petit enfant ne fait rien qui soit produit par le hasard parce qu'ils n'ont pas la faculté de choix rationnel ; pas plus que ne leur reviennent chance ou malchance, si ce n'est par métaphore, à la façon dont [10] Protarque disait que les pierres dont sont faits les autels ont de la chance parce qu'elles reçoivent les honneurs, alors que leurs consœurs sont foulées au pied. Par contre, il appartiendra aussi d'une certaine manière à de tels êtres de subir par le fait du hasard, quand celui qui agit accomplit par le fait du hasard une action quelconque qui les concerne ; mais autrement ce n'est pas possible.
La spontanéité, par contre, appartient aussi aux animaux et à bon nombre [15] d'êtres inanimés, par exemple nous disons que le cheval est allé quelque part spontanément, parce que en y allant il a eu la vie sauve, mais il n'y est pas allé en vue de sauver sa vie ; que le trépied est tombé tout seul, car il est debout pour qu'on s'y asseye, mais ce n'est pas pour qu'on s'y asseye qu'il est tombé. Si bien qu'il est manifeste que dans le domaine des choses qui, en général, surviennent en vue de quelque chose, quand certaines dont la cause est externe adviennent mais pas en vue de ce qui arrive, [20] alors nous disons que ces choses adviennent spontanément. Par contre, parmi les choses qui se produisent spontanément, se produisent par hasard toutes celles qui sont l'objet d'un choix rationnel de la part de ceux qui ont la faculté de choix rationnel.
Une preuve en est l'expression « en vain », parce qu'on l'emploie lorsque ce qu'on a en vue ne se produit pas, mais seulement ce qui est fait en vue de ce but, par exemple si se promener a un but laxatif, mais que celui qui se promène n'a pas obtenu ce résultat, [25] nous disons qu'il s'est promené en vain et que sa promenade a été vaine, parce que, pense-t-on, c'est cela le « en vain », ce à quoi, étant par nature en vue d'autre chose, il arrive de ne pas réaliser ce à quoi il était naturellement destiné ; car si l'on disait qu'on a pris un bain en vain parce que le Soleil n'a pas subi une éclipse, ce serait ridicule, car cela n'était pas en vue de ceci. Ainsi, en fait, tel est le spontané, et cela conformément à sa dénomination : quand la chose [30] se produit d'elle-même en vain1, car la pierre est tombée non pas en vue de blesser quelqu'un, donc la pierre est tombée spontanément, précisément parce qu'elle pourrait tomber du fait de quelqu'un dans le but de blesser.
Mais c'est dans le domaine de ce qui arrive par nature que le spontané est le plus éloigné de ce qui arrive par hasard ; en effet, quand quelque chose se produit contre nature, nous ne disons pas que cela est arrivé par hasard, [35] mais plutôt spontanément ; et même dans ce cas il y a une différence : l'un a une cause extérieure, l'autre une cause intérieure.
[198a] On a donc dit ce qu'est la spontanéité, ce qu'est le hasard et en quoi ils diffèrent l'un de l'autre. Parmi les sortes de cause, tous les deux sont dans celle du principe d'où part le mouvement. Ils sont, en effet, toujours l'une des causes qui agissent soit par nature soit par la pensée. Mais de ces causes [5] le nombre est infini.
Mais puisque la spontanéité et le hasard sont causes de choses dont soit la nature soit l'esprit pourraient être responsables, quand l'un des deux est cause de ces choses par accident, et comme rien d'accidentel n'est antérieur à ce qui est par soi, il est évident qu'aucune cause par accident n'est antérieure à celle qui est par soi. Donc la spontanéité et le hasard sont postérieurs [10] à l'esprit et à la nature. De sorte que si la spontanéité est cause par excellence du ciel, il est nécessaire qu'un esprit ou une nature soit antérieur à toutes les autres choses et notamment à cet univers.
Chapitre 7
Les quatre causes et le pourquoi ultime
Qu'il existe des causes et que leur nombre soit celui que [15] nous disons, c'est évident, car tel est, nous l'avons vu, le nombre de choses qu'embrasse le « pourquoi ». En effet, le pourquoi ultime se ramène soit à l'essence dans le cas des êtres immobiles (par exemple en mathématiques, c'est, en effet, à une définition du droit, du commensurable ou de quelque chose d'autre de ce genre que se ramène le pourquoi ultime), soit à ce qui, en premier, a mis en mouvement (par exemple : pourquoi ont-ils fait la guerre ? parce qu'on les a [20] pillés), soit au en vue de quelque chose (pour dominer), soit dans les choses en devenir à la matière. Que donc les causes soient telles et en tel nombre, c'est manifeste.
Le physicien connaît les quatre causes
Mais puisque les causes sont quatre, il appartient au physicien de les connaître toutes, et il rendra compte du pourquoi en physicien en le ramenant à toutes, la matière, la forme, le moteur, le en vue de quoi. Or les trois dernières convergent [25] souvent en une seule. En effet, l'essence et le ce en vue de quoi sont une seule chose, et le point premier d'où vient le mouvement leur est spécifiquement identique, car c'est un homme qui engendre un homme, ce qui est en général le cas pour tout ce qui meut en étant mû. (Quant aux choses qui ne sont pas dans ce cas, elles ne relèvent plus de la physique ; en effet, ce n'est pas en ayant en elles-mêmes un mouvement ou un principe de mouvement qu'elles meuvent, mais en étant immobiles. C'est pourquoi il y a trois [30] études, l'une portant sur ce qui est immobile, une autre sur ce qui est mû mais incorruptible, une autre sur les étants corruptibles.) Si bien que le pourquoi est donné à celui qui le ramène à la matière, à l'essence et1 au moteur premier. En effet, à propos du devenir, c'est principalement de cette manière que les physiciens considèrent les causes : qu'est-ce qui vient après quoi, et qu'est-ce qui [35] en premier a agi ou pâti, et chaque fois ainsi à la suite.
Mais les principes qui meuvent naturellement les choses sont deux, dont l'un n'appartient pas à la nature ; [198b] en effet, il n'a pas en lui-même de principe de mouvement ; tel est le cas de ce qui meut sans être mû, comme ce qui est complètement immobile – c'est-à-dire de l'étant premier entre tous – et l'essence et la figure, car c'est un but et un ce en vue de quoi. De sorte que, puisque la nature est en vue de quelque chose, et qu'il faut connaître ce principe-là, [5] il faut rendre compte du pourquoi sous toutes ses formes : par exemple que de ceci vient nécessairement cela (le « de ceci » s'entendant absolument ou la plupart du temps) c'est-à-dire si quelque chose doit être dans le futur (par exemple la conclusion à partir des prémisses), et que ceci était l'être essentiel, et parce que c'est meilleur ainsi, non pas absolument, mais relativement à la substance de chaque chose particulière.
Chapitre 8
La finalité dans la nature
[10] Il faut donc d'abord dire pourquoi la nature est parmi les causes en vue de quelque chose, ensuite s'occuper du nécessaire pour dire comment il se présente dans les réalités naturelles. Tous les physiologues, en effet, ramènent les choses à cette cause-là, à savoir que, du moment que le chaud, le froid et chacune des réalités de ce genre sont naturellement tels, telles choses sont et adviennent nécessairement. Et s'ils [15] invoquent une autre cause, à peine y ont-ils touché qu'ils lui donnent congé : pour l'un l'amitié et la haine, pour l'autre l'Esprit.
L'explication mécaniste
Mais il y a une difficulté : qu'est-ce qui empêche la nature de faire les choses non pas en vue de quelque chose et parce que c'est le meilleur, mais comme la pluie tombe du ciel, non pas pour faire croître le blé mais par nécessité ? (En effet ce qui a été porté vers le haut doit se refroidir, et ce qui a été refroidi, [20] étant devenu de l'eau doit retomber ; or cela étant arrivé, il arrive coïncidemment que le blé croît) ; mais il en va de même dans le cas aussi où le blé est, pour quelqu'un, gâté sur l'aire : ce n'est pas en vue de cela qu'il pleut, pour qu'il soit gâté, mais cela est arrivé par accident. De sorte que qu'est-ce qui empêche qu'il en aille également ainsi des parties dans la nature, par exemple c'est par nécessité que les dents poussent, les unes, [25] celles du devant, aiguisées et propres à couper la nourriture, les autres, les molaires, larges et utiles pour la broyer, puisqu'elles n'ont pas été produites pour cela, mais que cela c'est rencontré ainsi ? Et il en est de même de toutes les autres parties dont on est d'avis qu'elles sont en vue de quelque chose. C'est donc là où tout s'est passé comme si les choses s'étaient produites en vue de quelque chose, [30] que les êtres en question ont été conservés, étant, par le fait de la spontanéité, convenablement constitués. Quant à ceux pour qui il n'en a pas été ainsi, ils ont été détruits et continuent d'être détruits, comme Empédocle le dit des bovins à face humaine1. C'est donc par ce raisonnement ou un autre de ce genre que l'on pourrait exposer la difficulté.
Il y a de la finalité dans la nature. Huit arguments
Mais il est impossible qu'il en soit ainsi. Car toutes [35] ces réalités et toutes les choses qui sont par nature se produisent comme elles le font soit toujours soit la plupart du temps, alors que ce n'est le cas d'aucune des productions du hasard et de la spontanéité. [199a] On est d'avis en effet que ce n'est ni par hasard ni par rencontre qu'il pleut souvent en hiver, mais on le pense si cela arrive pendant la canicule ; on ne le penserait pas non plus pour des chaleurs pendant la canicule, mais pour des chaleurs en hiver. Si donc on est d'avis que certaines réalités existent soit par coïncidence soit en vue de quelque chose, et si les choses dont nous parlons ne sont susceptibles d'exister [5] ni par rencontre ni par spontanéité, elles seront en vue de quelque chose. Or de telles choses sont assurément toutes par nature, de l'aveu même de ceux qui soutiennent ces thèses. Il y a donc du en vue de quelque chose parmi les choses qui deviennent et qui sont par nature.
De plus, dans les réalités où il y a un terme déterminé, c'est en raison de ce terme qu'on accomplit ce qui vient en premier et ce qui vient à la suite. Donc : chacune de ces choses arrive [10] naturellement de la même manière qu'elle est faite par un sujet, et elle est faite de la même manière qu'elle arrive naturellement, si elle n'en est pas empêchée. Or ce qu'on fait on le fait en vue de quelque chose. Donc ce qui arrive par nature aussi arrive en vue de quelque chose. Par exemple, si une maison était au nombre des choses produites par nature, elle serait produite de la même façon qu'elle est effectivement produite par l'art ; si, par contre, les choses naturelles étaient produites non seulement par nature mais pouvaient aussi être produites par un art, elles seraient produites de la même manière qu'elles sont [15] naturellement. Donc l'antérieur est en vue du postérieur. Mais, d'une manière générale, l'art, dans certains cas parachève ce que la nature n'a pas la puissance d'accomplir, dans d'autres cas il imite la nature. Si donc les réalités artificielles sont en vue de quelque chose, il est évident qu'il en est de même aussi pour les réalités naturelles. C'est en effet de la même manière que les conséquents et les antécédents se rapportent les uns aux autres dans les réalités produites artificiellement et dans celles qui le sont selon la [20] nature.
Et cela est manifeste au plus haut point chez les animaux autres que l'homme, qui ne font ce qu'ils font ni par art, ni en ayant mené une recherche, ni en ayant délibéré. De là vient que certains se sont demandé si les araignées, les fourmis et les autres bêtes de ce genre œuvrent par intelligence ou par quelque autre faculté. Mais il apparaît à celui qui pousse un peu plus avant dans la même voie que même dans les plantes ce qui est utile arrive [25] en vue de la fin, par exemple les feuilles en vue de la protection du fruit. De sorte que si c'est à la fois par nature et en vue de quelque chose que l'hirondelle fait son nid et que l'araignée tisse sa toile, et si les plantes produisent des feuilles pour les fruits et poussent leurs racines non vers le haut mais vers le bas pour se nourrir, il est manifeste que cette sorte de cause [30] existe dans les choses qui deviennent et sont par nature.
Et puisque la nature est double, matière d'un côté, figure de l'autre, que celle-ci est fin, et que tout le reste est en vue de la fin, la nature comme forme sera la cause en vue de quoi.
Mais des erreurs se produisent même dans les opérations de l'art (il arrive, en effet, que le copiste n'a pas écrit correctement <ce qu'on lui a dicté> et que le médecin n'a pas prescrit correctement [35] le médicament), de sorte qu'il est évident que cela est également possible dans ce qui est selon [199b] la nature. Si donc parmi les produits de l'art il en est dans lesquels ce qui est correct est en vue de quelque chose, et si pour ceux qui sont erronés ils ont été entrepris en vue de quelque chose qui a été manqué, il devrait en aller de même dans les réalités naturelles ; c'est-à-dire que les monstres sont des erreurs par rapport à cet en vue de quelque chose. [5] Donc, dans les combinaisons originaires aussi, les bovins d'Empédocle, s'ils n'étaient pas capables de se diriger vers un terme déterminé, c'est-à-dire un but, c'est qu'ils avaient été produits par un certain principe vicié, comme c'est effectivement le cas quand la semence est viciée.
(De plus, il est nécessaire qu'une semence soit produite en premier, et non pas directement les animaux, et « d'abord ce qui est ébauché2 » c'était une semence.)
De plus, même dans les [10] plantes on trouve du en vue de quelque chose, mais il est moins différencié. Est-ce que donc, oui ou non, parmi les plantes il s'est produit des vignes à tête d'olivier comparables aux bovins à face humaine ? Ce serait en effet étrange, et pourtant il le faudrait s'il est vrai que cela arrive chez les animaux.
De plus, il faudrait que dans le cas des semences aussi les choses viennent à l'être comme au hasard. Mais [15] celui qui parle ainsi supprime complètement les étants par nature et la nature. Sont en effet par nature toutes les réalités qui, étant mues à partir de quelque principe qui leur est intérieur, parviennent à un certain terme. Or de chacun de ces principes ne vient pas la même chose dans chaque cas, ni non plus quelque chose au hasard, mais toujours chacun tend vers le même terme, si rien ne l'en empêche.
Réponses à deux objections
Mais la chose que l'on a en vue, et ce qui est en vue d'elle, pourraient aussi se produire du fait [20] du hasard : par exemple nous disons que c'est par hasard que l'étranger est venu et qu'après avoir délivré <un prisonnier>3 il est reparti, quand il a accompli cela comme s'il était venu en vue de cela alors qu'il n'est pas venu en vue de cela. Et cela est arrivé par accident (le hasard, en effet, fait partie des causes par accident, comme nous l'avons dit plus haut), mais quand quelque chose arrive toujours ou la plupart du temps ce [25] n'est ni un accident ni un effet du hasard. Or, dans les réalités naturelles, il en va toujours ainsi, si rien ne l'empêche.
Il est étrange de refuser qu'il y ait génération en vue de quelque chose sous prétexte qu'on ne voit pas le moteur délibérer. En fait, l'art lui non plus ne délibère pas, et si l'art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature. De sorte que [30] s'il y a du en vue de quelque chose dans l'art, il y en a aussi dans la nature. Mais cela est évident au plus haut point quand quelqu'un se soigne lui-même, car la nature lui ressemble.
Il est donc manifeste que la nature est cause, et cause en ce sens : en vue de quelque chose.
Chapitre 9
Nécessité absolue et nécessité hypothétique
Mais est-ce que le « par nécessité » existe dans les choses naturelles hypothétiquement, [35] ou aussi absolument ?
Car, en fait, on est d'avis que le par nécessité se trouve [200a] dans la genèse des choses de la manière suivante : c'est comme si l'on pensait que le mur a été produit par nécessité, parce que les graves sont naturellement portés vers le bas et les corps légers vers la région supérieure, de sorte que les fondements en pierre seraient en bas, la terre au-dessus en raison de sa légèreté, et les morceaux de bois dans la région tout à fait supérieure, car ils sont les plus légers. [5] Mais, bien que le mur ne vienne pas à l'être sans ces éléments, il ne le fait pourtant pas à cause d'eux, si ce n'est parce qu'ils en sont cause comme matière, mais bien pour sauver et préserver certaines choses. Or il en est aussi de même dans toutes les différentes réalités dans lesquelles se trouve du en vue de quelque chose : elles ne se produiraient pas sans les choses ayant une nature nécessaire, pourtant elles ne le font pas à cause d'elles, sauf en tant que [10] cause matérielle, mais en vue de quelque chose ; par exemple pourquoi la scie est-elle telle ? pour être ceci et en vue de ceci. Cependant il est impossible que ce en vue de quoi elle est se produise, si elle n'est pas de fer. Il est donc nécessaire qu'elle soit de fer, pour qu'il y ait une scie et sa fonction. Ainsi, c'est hypothétiquement qu'intervient le par nécessité, mais pas comme fin. En effet, c'est dans la matière que réside le nécessaire, alors que le en vue de quoi est dans [15] la notion.
Mais le nécessaire existe à la fois dans les mathématiques et dans les choses qui se produisent selon la nature d'une manière en un certain sens identique. En effet, puisque la ligne droite est ceci, il est nécessaire que le triangle ait ses angles égaux à deux droits ; mais il n'est pas nécessaire que cela soit si ceci est ; mais, certes, si ceci n'était pas, la ligne droite n'existerait pas non plus. Dans les choses qui se produisent en vue d'une fin c'est l'inverse : [20] si le but doit exister ou existe, ce qui le précède doit exister ou existe aussi ; mais si ce n'est pas le cas, tout comme dans le premier cas si on n'a pas la conclusion on n'aura pas le principe, dans le second cas le but c'est-à-dire le ce en vue de quoi ne sera pas. Car lui aussi est un principe, non pas de l'action mais du raisonnement (en mathématiques le principe l'est du raisonnement, car il n'y a pas d'action). De sorte que s'il doit y avoir une maison, il est nécessaire que [25] telles choses soient produites ou existent, ou que, d'une manière générale, la matière en vue de cela existe, à savoir les briques et les pierres dans le cas d'une maison. Pourtant le but n'est pas à cause de ces matériaux sinon comme matière, et ne sera pas à cause d'eux. D'une manière générale, pourtant, il n'y aura ni maison ni scie, si ces choses ne sont pas, pour l'une s'il n'y a pas de pierres, pour l'autre s'il n'y a pas de fer. Ainsi, en mathématiques les [30] principes n'existeraient pas si le triangle n'avait pas ses angles égaux à deux droits.
Ainsi est-il manifeste que le nécessaire dans les choses naturelles, c'est ce qui est appelé matière et les mouvements de celle-ci. Et il faut que les deux causes soient traitées par le physicien, mais plutôt le en vue de quelque chose. Car c'est cela qui est cause de la matière, alors qu'elle ne l'est pas de la fin. Et le but c'est le ce en vue de quoi, et aussi le [35] principe qui part de la définition, c'est-à-dire de l'essence ; comme c'est le cas dans les objets [200b] de l'art, puisque la maison étant telle chose, il faut nécessairement que telles choses soient produites ou existent, et puisque la santé est ceci, il faut nécessairement que telles choses soient produites ou existent, de même si un homme est ceci, il est nécessaire que telles choses soient, et si ces choses sont, il est nécessaire que telles autres soient.
Mais peut-être le nécessaire est-il présent même dans la définition ; [5] en effet, pour celui qui voudra définir la fonction du sciage comme une division de telle sorte, celle-ci ne sera pas s'il n'y a pas des dents de telle sorte ; mais celles-ci n'existeront pas si elles ne sont pas de fer. Car dans la définition aussi il y a certaines parties, qui sont comme la matière de la définition.
LIVRE III
Chapitre 1
Plan des livres III et IV
Mais puisque la nature est principe de mouvement et de changement, et que notre recherche porte sur la nature, il ne faut pas que demeure dans l'ombre ce qu'est le mouvement. En effet, l'ignorer c'est nécessairement [15] ignorer aussi la nature. Et, après avoir défini le mouvement, il faut nous efforcer de mener une investigation de la même manière sur ce qui vient à la suite. Or on est d'avis que le mouvement fait partie des continus, et c'est dans le continu que l'infini se manifeste d'abord ; c'est aussi pourquoi il arrive souvent à ceux qui définissent le continu d'avoir en plus recours au concept de l'infini, [20] au motif que ce qui est divisible indéfiniment est continu. Outre cela on prétend que sans lieu, sans vide et sans temps il est impossible qu'il y ait mouvement. Il est donc évident qu'à cause de ces notions et parce qu'elles sont communes à tout et universelles pour tout, ceux qui commencent l'enquête doivent examiner chacune de ces notions (car l'étude de ce qui est propre est postérieure à celle [25] de ce qui est commun), et d'abord, comme nous l'avons dit, le mouvement.
Définition du mouvement
Il est possible pour quelque chose d'être – et cela soit en entéléchie seulement, soit à la fois en puissance et en entéléchie – soit un ceci, soit de telle quantité, soit de telle qualité, et de même pour les autres catégories de l'étant.
Quant au relatif, on le dit soit selon l'excès et le défaut, soit [30] selon ce qui fait et ce qui subit et en général selon ce qui meut et le mobile, car ce qui meut, c'est ce qui meut le mobile, et le mobile est mobile du fait de ce qui meut.
Il n'y a pas de mouvement à part des choses. En effet, ce qui change change toujours soit selon la substance, soit selon la quantité, soit selon la qualité, soit selon le lieu, et, disons-nous, on ne peut rien [35] trouver qui soit commun à ces changements et qui ne soit ni un ceci, ni une [201a] quantité, ni une qualité, ni aucun des autres prédicats catégoriels. De sorte qu'il n'y aura ni mouvement ni changement de quoi que ce soit à part des catégories qu'on a dites, du fait que rien n'existe à part de ces catégories qu'on a dites.
Par ailleurs, chacune d'elles appartient à toute chose de deux manières, à savoir pour le ceci il y a d'un côté sa figure et de l'autre [5] la privation, pour ce qui est selon la qualité il y a d'un côté le blanc de l'autre le noir, pour ce qui est selon la quantité d'un côté l'achevé de l'autre l'inachevé, et il en est de même pour le transport avec d'un côté le haut de l'autre le bas, ou d'un côté le léger de l'autre le lourd. De sorte qu'il y a un nombre d'espèces du mouvement et du changement égal à celui de ces espèces de l'étant.
Mais, étant donné qu'on a distingué pour chaque [10] genre de l'étant entre être en entéléchie et être en puissance, l'entéléchie de l'étant en puissance en tant que tel est un mouvement, par exemple pour l'altérable en tant qu'altérable c'est l'altération, pour l'augmentable et son opposé le diminuable (il n'y a pas de terme commun pour les deux) c'est l'augmentation et la diminution, pour le générable et le corruptible c'est la génération et [15] la corruption, pour le transportable le transport.
Explication de la définition
Or que ce soit cela le mouvement, c'est évident à partir de ce qui suit. Quand, en effet, le constructible, en tant que nous le nommons ainsi, est en entéléchie, on le construit et c'est cela le processus de construction. Et il en est de même pour l'apprentissage, le traitement médical, la rotation, le saut, la maturation, le vieillissement.
Et puisque certaines [20] choses sont les mêmes à la fois en puissance et en entéléchie, mais pas en même temps ou alors pas sous le même rapport, mais par exemple chaud en puissance et froid en entéléchie, on voit dès maintenant que beaucoup de choses agiront et pâtiront les unes du fait des autres. Car tout sera en même temps actif et passif. De sorte aussi que ce qui est naturellement moteur sera mobile. En effet, toute réalité de ce genre meut en étant [25] elle aussi mue. Certains sont, de ce fait, d'avis que tout moteur est mû, néanmoins ce qu'il en est à ce propos deviendra évident à partir d'autres considérations (il y a en effet l'un des moteurs qui est aussi immobile). Et l'entéléchie de l'étant en puissance, quand étant en entéléchie il met en activité, non pas en tant que ce qu'il est lui-même, mais en tant que mobile, est un mouvement.
Voici ce que j'entends par « en tant que » : il est en effet possible que l'airain [30] soit en puissance une statue, mais pourtant l'entéléchie de l'airain en tant qu'airain n'est pas un mouvement. Car ce n'est pas la même chose que l'essence de l'airain et être quelque chose de mobile en puissance, puisque si c'était la même chose absolument et conceptuellement, l'entéléchie de l'airain en tant qu'airain serait un mouvement. Mais ce n'est pas la même chose, comme on l'a dit (c'est évident [35] à propos des contraires, car le fait de pouvoir être en bonne santé [201b] est différent du fait de pouvoir être malade – autrement être malade et être en bonne santé seraient la même chose –, mais le substrat, c'est-à-dire ce qui est en bonne santé et ce qui est malade, que ce soit l'humidité ou le sang, est une seule et même chose). Mais puisque ce n'est pas la même chose, comme une couleur n'est pas non plus la même chose qu'un objet visible, [5] il est manifeste que l'entéléchie de ce qui est en puissance, en tant qu'il est en puissance, est un mouvement.
Que donc le mouvement soit tel, et qu'il se trouve qu'il y ait mouvement chaque fois que l'entéléchie elle-même existe, mais ni avant ni après, c'est évident. Il est en effet possible à chaque chose d'être en acte à un moment et pas à un autre, par exemple le constructible, et plus précisément l'acte portant sur le constructible en tant que constructible, c'est le processus [10] de construction (en effet, l'acte est soit le processus de construction, soit la maison ; mais quand la maison existe le constructible n'existe plus, mais le constructible est ce qui se construit ; il est donc nécessaire que l'acte soit le processus de construction). Et le processus de construction est un certain mouvement. Eh bien, le même raisonnement s'applique aussi aux autres [15] mouvements.
Chapitre 2
Arguments négatifs en faveur de la définition du mouvement
Que ce qui été dit soit correct, c'est évident aussi à partir de ce que les autres disent du mouvement, et du fait qu'il n'est pas facile de le définir d'une autre manière. En effet, nul ne pourrait mettre le mouvement et le changement dans un autre genre, et c'est évident quand on examine comment [20] certains le posent, qui disent que le mouvement est une altérité, une inégalité et le non-étant ; mais il n'est nécessaire à aucune de ces choses d'être mue, ni ce qui est autre, ni ce qui est inégal, ni ce qui est non-étant ; et même le changement ne se fait pas non plus vers ces choses ou à partir d'elles plutôt que vers ou à partir de leurs opposés. Mais la raison pour laquelle ils le mettent dans ces genres, [25] c'est qu'on croit que le mouvement est quelque chose d'indéterminé, et que les principes de la seconde liste, du fait qu'ils sont privatifs, sont indéterminés ; en effet, aucune de ces choses n'est un ceci, ni une telle qualité, ni aucune des autres catégories. Et la raison pour laquelle on est d'avis que le mouvement est indéterminé c'est qu'on ne peut le poser de manière absolue ni comme la puissance des étants ni comme leur acte. [30] En effet, ne se meuvent nécessairement ni la quantité en puissance ni la quantité en entéléchie, et le mouvement, pense-t-on, est une sorte d'acte mais incomplet, la raison en étant que la chose en puissance dont il est l'acte est incomplète. Et, pour cette raison, il est assurément difficile de saisir ce qu'est le mouvement. Car il est nécessaire de le ranger dans la privation, la puissance ou l'acte [35] pur et simple, or ce n'est possible dans aucune de ces rubriques. Il reste [202a] dès lors la manière que l'on a dite : qu'il soit une sorte d'acte, mais un acte tel que nous l'avons dit, difficile à cerner, mais dont l'existence est possible.
Comme nous l'avons dit, tout moteur est aussi mû, qui est mobile en puissance et dont l'immobilité est le repos (car [5] le mouvement appartient à ce dont1 l'immobilité est le repos). En effet, exercer une activité sur ceci, en tant que tel, c'est le mouvoir même. Et cela se fait par contact, de sorte qu'en même temps l'agent pâtit aussi. C'est pourquoi le mouvement est l'entéléchie du mobile en tant que mobile, or cela arrive par contact de ce qui meut, de sorte qu'en même temps celui-ci pâtit. Et le moteur produira toujours une certaine forme, soit un ceci, [10] soit une telle qualité, soit une telle quantité, qui sera principe et cause du mouvement, quand il meut, par exemple l'homme en entéléchie fait, à partir d'un homme qui est en puissance, un homme.
Chapitre 3
Le mouvement est dans le mobile
Il est manifeste, et c'est une difficulté bien connue, que le mouvement est dans le mobile. En effet, le mouvement est l'entéléchie de celui-ci du fait de ce qui meut. [15] Et l'acte de ce qui meut n'est pas autre chose – car il faut bien qu'il y ait une entéléchie commune aux deux – ; en effet, il est ce qui peut mouvoir par sa capacité, et il est moteur par son acte, mais il peut actualiser le mobile, de sorte qu'il y a un seul acte pour les deux à la manière dont c'est le même intervalle qu'il y a entre un et deux et entre deux et un, et à la manière de la montée et de [20] la descente. Car toutes ces choses sont une, bien que leurs définitions ne soient pas une. Et il en est de même en ce qui concerne le moteur et le mû.
Une difficulté
Mais il y a une difficulté dialectique. Il est en effet sans doute nécessaire qu'il y ait un certain acte de ce qui peut agir et un autre de ce qui peut pâtir, l'un étant l'action, l'autre la passion, le produit final de l'une étant un fait accompli, de l'autre une affection. [25] Puisque donc tous les deux sont des mouvements, s'ils sont différents en quoi se trouvent-ils ? Car soit les deux sont dans ce qui pâtit, c'est-à-dire ce qui est mû, soit l'action a lieu dans l'agent et la passion dans le patient (et s'il faut appeler aussi celle-ci action, ce sera par homonymie). Mais, dans ce dernier cas, le mouvement serait dans le moteur (car la même formule s'appliquerait au moteur [30] et au mû), en conséquence de quoi soit tout moteur sera mû, soit, bien qu'ayant en lui un mouvement, il ne sera pas mû.
Par contre, si les deux sont dans le mû c'est-à-dire dans le patient, l'action aussi bien que la passion, l'enseignement aussi bien que l'apprentissage étant deux dans celui qui apprend, d'abord l'acte de chacun n'appartiendra pas à chacun, ensuite il serait absurde que deux mouvements s'exercent à la fois. [35] En effet, quelles seront les deux altérations d'une chose unique et tendant vers une forme unique ? Eh bien, c'est impossible.
Mais alors il y aura un seul acte. Mais [202b] il est irrationnel qu'un seul et même acte soit l'acte de deux choses qui diffèrent par la forme ; et, si l'enseignement et l'apprentissage, c'est-à-dire l'action et la passion, sont la même chose, l'acte d'enseigner sera la même chose que l'acte d'apprendre, c'est-à-dire faire sera la même chose que pâtir, de sorte qu'il serait [5] nécessaire que tout enseignant apprenne et que tout agent pâtisse.
Solutions
N'est-ce pas plutôt qu'il n'est pas absurde que l'acte de l'un soit dans l'autre (car l'enseignement est l'acte de celui qui est capable d'enseigner, mais dans quelqu'un d'autre, acte non pas coupé du premier, mais acte du premier dans le second) ? Et aussi rien n'empêche qu'il y ait un seul et même mouvement pour deux choses, non pas que l'être en soit le même, mais comme ce qui est [10] en puissance est par rapport à ce qui est actif. Et il n'est pas non plus nécessaire que l'enseignant apprenne, même si faire et subir ne font qu'un, non pas certes au sens où serait une leur définition qui exprime leur être essentiel (comme pour pardessus et manteau), mais comme sont une la route de Thèbes à Athènes et celle d'Athènes à Thèbes, comme on l'a dit auparavant ? En effet, [15] les mêmes propriétés n'appartiennent pas aux mêmes choses en n'importe quel sens, mais seulement à celles dont l'essence est la même.
Néanmoins, il n'est pas vrai que, même si l'enseignement est la même chose que l'apprentissage, l'acte d'apprendre soit aussi la même chose que l'acte d'enseigner, de même qu'il n'est pas vrai que, même s'il y a un seul intervalle entre les choses qu'il sépare, être séparé d'ici à là et de là à ici soit une seule et même chose. Et, pour parler en termes généraux, ni l'enseignement [20] n'est au sens strict la même chose que l'apprentissage, ni l'action la même chose que la passion, mais ce qui est la même chose c'est ce à quoi ces propriétés appartiennent, à savoir le mouvement. Car le fait d'être l'acte de ceci en cela et d'être l'acte de cela du fait de ceci sont différents par la définition.
Les différentes espèces de mouvement
On a donc dit ce qu'est le mouvement, en général et en particulier. En effet, la manière dont chacune de ses espèces devra être définie n'est pas si obscure, [25] car l'altération, par exemple, c'est l'entéléchie de l'altérable en tant qu'altérable, ou en termes plus intelligibles : l'entéléchie de ce qui, en puissance, fait et qui, en puissance, pâtit en tant que tel, absolument aussi bien que dans chaque cas particulier, que ce soit le processus de construction ou le traitement médical. Et on pourra dire la même chose de chacun des autres mouvements.
Chapitre 4
Étude de l'infini
[30] Mais puisque la science naturelle concerne les grandeurs, le mouvement, le temps, et que chacun d'eux est nécessairement ou infini ou fini – même s'il est vrai que tout n'est pas infini ou fini ; par exemple une affection ou un point : sans doute n'est-il nécessaire pour aucune des réalités de ce genre d'entrer dans l'une de ces deux catégories –, il conviendrait que celui [35] qui traite de la nature étudie l'infini, s'il existe ou non, et s'il existe ce qu'il est.
Opinions des Anciens sur l'infini
Voici un signe que l'étude de cette notion [203a] est appropriée à cette science : tous ceux dont on est d'avis qu'ils ont touché, d'une manière valable, à une philosophie de ce genre ont produit un discours sur l'infini, et tous l'ont posé comme une sorte de principe des étants.
Les uns, comme les pythagoriciens et Platon, ont fait de l'infini quelque chose en soi, [5] qui n'est pas attribué accidentellement à quelque chose d'autre, mais qui est en lui-même une substance. À ceci près que les pythagoriciens le placent dans les choses sensibles (en effet, ils ne font pas du nombre quelque chose de séparé), et considèrent que ce qui est hors du ciel est infini. Par contre, pour Platon, hors du ciel il n'existe aucun corps, ni même les Idées du fait qu'elles ne sont même pas quelque part, pourtant il pense que l'infini existe à la fois dans [10] les choses sensibles et dans les Idées. D'autre part, pour les pythagoriciens, l'infini c'est le pair (lequel, en effet, étant déterminé par découpage et limité par l'impair, fournit aux étants leur caractère infini. Un signe en est ce qui arrive aux nombres ; en effet, en plaçant les gnomons autour de l'unité sans l'impair, et en les mettant différemment, cela produit toujours [15] une figure qui tantôt est autre tantôt est la même). Pour Platon, par contre, il y a deux infinis, le grand et le petit.
D'autre part, tous les physiciens supposent chacun pour l'infini quelque autre nature, comme l'eau, l'air ou un intermédiaire entre eux, différente de celle de ce qu'on appelle les éléments. Mais parmi ceux qui considèrent les éléments comme finis en nombre, aucun n'en fait des infinis, tandis que tous ceux [20] qui font les éléments infinis en nombre, comme Anaxagore et Démocrite (le premier à partir des homéomères, le second à partir de la réserve universelle où les formes sont en germe), soutiennent que l'infini est un continu par contact. Le premier soutient que n'importe laquelle des parties du tout est un mélange au même titre que le tout, du fait que l'on voit que n'importe quoi vient de n'importe quoi. [25] Il semble bien que c'est à partir de cela qu'il soutient que toutes choses à un moment donné sont confondues, par exemple telle chair et tel os, et ainsi pour n'importe quoi ; et, à ce compte, pour tout ; et donc en même temps. Car il y a un point de départ de la dissolution non seulement en chaque chose prise à part, mais aussi pour l'ensemble des choses. En effet, puisque ce qui est engendré est engendré à partir du corps qui est tel, et qu'il y a genèse pour toutes choses à ceci près qu'elle n'a pas lieu [30] en même temps, il doit aussi y avoir un certain principe de la genèse, lequel est unique, à savoir ce qu'Anaxagore appelle Esprit, et cet Esprit déploie son activité pensante à partir d'un certain point de départ. De sorte qu'il est nécessaire qu'à un certain moment toutes les choses aient été confondues, et qu'à un certain moment elles se soient mises en mouvement. Quant à Démocrite, il soutient que parmi les réalités premières aucune ne naît d'une autre ; néanmoins pour lui le corps [203b] commun à toutes choses est bien un principe, qui se différencie par la grandeur et la forme dans ses parties. Que donc l'étude de l'infini convienne aux physiciens, c'est évident à partir de cela.
Mais il est aussi rationnel que tous le posent comme principe. Tous, en effet, pensent qu'il n'existe pas [5] en vain, et qu'il ne peut avoir d'autre faculté que celle de principe. Tout, en effet, est soit principe soit issu d'un principe ; mais de l'infini il n'y a pas de principe, car celui-ci lui serait une limite. De plus, il est aussi inengendré et incorruptible comme s'il était un certain principe ; car ce qui est engendré doit se diriger vers un but, et toute corruption a une fin. [10] C'est pourquoi, comme nous le disons, l'infini n'a pas de principe, mais lui-même semble bien être principe pour les autres choses, et tout embrasser et tout gouverner (comme le disent tous ceux qui en dehors de l'infini ne reconnaissent pas d'autre cause comme l'Esprit ou l'amitié), et il semble être le divin, car il est « immortel et ne peut périr », comme le dit Anaximandre, et comme le pensent la plupart [15] des physiologues.
Cinq arguments en faveur de l'existence de l'infini
La croyance qu'il existe un certain infini pourrait se tirer, pour qui examine la question, de cinq arguments principaux : du temps (qui est, en effet, infini) ; de la division dans les grandeurs (en effet, les mathématiciens eux aussi ont recours à l'infini) ; et aussi du fait que c'est seulement ainsi que la génération et la corruption ne s'arrêtent pas, s'il y a un infini d'où [20] ce qui est engendré est tiré ; et aussi du fait que ce qui est limité se termine toujours par rapport à quelque chose, de sorte que, nécessairement, il n'y aura pas de limite ultime si nécessairement toute chose se termine toujours par rapport à une autre. Mais il y a surtout le principal argument qui offre à tous la même difficulté : en effet, du fait qu'on ne leur trouve pas de borne dans la pensée, on est d'avis que le nombre, [25] aussi bien que les grandeurs mathématiques et ce qui est hors du ciel sont infinis ; mais si ce qui est hors du ciel est infini, il semble qu'il existe aussi un corps infini et un nombre infini de mondes, car pourquoi telle chose serait-elle à cet endroit-ci du vide plutôt qu'à celui-là ? De sorte que si la masse de matière est à un endroit, elle est aussi partout. Et même s'il existe un vide et un lieu infinis, il est en même temps nécessaire qu'il y ait un corps qui le soit aussi ; [30] car, dans les êtres éternels, il n'y a pas de différence entre le possible et le réel.
Mais il y a difficulté à propos de l'étude de l'infini. Qu'on le pose aussi bien comme non existant que comme existant, il s'ensuit maintes impossibilités. De plus de quelle manière existe-t-il, comme substance ou comme propriété essentielle d'une certaine nature ? ou n'existe-t-il d'aucune de ces deux manières, alors qu'il n'en existe pas moins une ou des choses infinies [204a] en nombre ? Mais ce qu'il appartient surtout au physicien d'examiner, c'est s'il existe une grandeur sensible infinie.
Il faut donc d'abord définir en combien de sens l'infini se dit. En un sens, donc, est infini ce qu'il est impossible de parcourir du fait d'une impossibilité naturelle, à la façon dont la voix ne peut être vue. Mais en un autre sens, [5] c'est ce que l'on parcourt mais sans pouvoir en atteindre la fin, ou bien qu'on parcourt avec peine, ou encore ce qui, bien qu'ayant une nature à être parcouru, n'offre pas de voie de parcours ni de limite. De plus, toute chose est infinie soit par addition, soit par division, soit par les deux à la fois.
Chapitre 5
L'infini n'est pas quelque chose qui existe en soi. Trois arguments
Mais que l'infini soit séparé des choses sensibles, étant une sorte d'infini en soi, ce n'est pas possible.
En effet, si l'infini en soi n'est ni une grandeur, ni [10] une pluralité, mais une substance et non un accident, il sera indivisible (car le divisible serait soit une grandeur soit une pluralité), et s'il l'est il ne sera pas infini, si ce n'est à la manière dont la voix est invisible. Mais ce n'est pas ainsi que le décrivent ceux qui affirment l'existence de l'infini et ce n'est pas ainsi que nous le cherchons, mais comme ce qui ne peut être parcouru complètement. Mais si [15] l'infini existe par accident, il ne saurait être élément des étants en tant qu'infini, pas plus que l'invisible n'est élément du langage, alors même que la voix est invisible.
De plus, comment est-il possible que l'infini soit quelque chose en soi, alors que ce n'est le cas ni du nombre ni de la grandeur, réalités dont l'infini est une propriété essentielle ? Car il est encore moins nécessaire qu'il soit une chose en soi que le [20] nombre et la grandeur le soient.
Et il est manifeste aussi qu'il n'est pas possible que l'infini existe comme un étant en acte, ni comme une substance et un principe, car n'importe quelle partie qu'on en prenne sera infinie, s'il est vrai qu'il est partageable (car l'essence de l'infini et l'infini seraient une même chose dans le cas où l'infini serait une substance et ne serait pas dit d'un substrat), de sorte qu'il est soit indivisible, soit [25] divisible en infinis. Mais que la même chose soit plusieurs infinis, c'est impossible (et pourtant, de même qu'une partie d'air est de l'air, de même aussi un infini sera une partie d'infini, si du moins l'on admet qu'il est une substance et un principe). Donc il n'est pas composé de parties, c'est-à-dire il est indivisible. Mais il est impossible que l'infini en entéléchie soit tel, car il est nécessaire qu'il ait une certaine quantité. C'est donc par accident que l'infini appartient aux choses. [30] Mais s'il en est ainsi, on a dit qu'il n'est pas possible de l'appeler un principe, mais ce à quoi il est attribué, par exemple l'air ou le pair sera appelé principe. De sorte que la position de ceux qui soutiennent la même chose que les pythagoriciens se révélerait étrange : en effet, ils font de l'infini une substance et en même temps ils le partagent.
Il n'y a pas de corps infini
Mais sans doute cette recherche serait-elle la question générale [35] de savoir s'il est possible qu'il existe aussi un infini dans les réalités mathématiques [204b] et dans les réalités intelligibles et qui n'ont aucune grandeur, alors que ce que nous nous examinons ce sont les réalités sensibles, et à leur propos nous faisons la recherche suivante : y a-t-il ou n'y a-t-il pas, parmi elles, un corps infini quant à l'accroissement ?
Examen dialectique
Si donc on examine le problème dialectiquement, [5] il semblerait bien qu'il n'y en ait pas à partir de ce qui suit. S'il est vrai, en effet, que la définition du corps c'est « ce qui est limité par une surface », il n'existera pas de corps infini, qu'il soit intelligible ou sensible (par ailleurs, le nombre lui non plus n'est pas susceptible d'être séparé et infini ; car le nombre ou ce qui a un nombre est nombrable ; si donc il est possible de dénombrer le nombrable, [10] alors il serait aussi possible de parcourir jusqu'au bout l'infini).
Pour qui étudie plutôt la question en physicien, la même conclusion découle de ce qui suit. En effet, il n'est possible à un corps infini d'exister ni en composition ni à l'état simple.
Le corps infini, donc, ne sera pas un composé si les éléments sont en nombre fini. Il est en effet nécessaire qu'ils soient plusieurs, et que toujours les contraires s'équilibrent, et qu'il n'y en ait pas un parmi eux qui soit infini (si l'on suppose, en effet, [15] que la puissance de l'un d'eux dans un même corps le cède dans quelque mesure que ce soit à celle d'un autre, si, par exemple, le feu est limité et l'air infini, et qu'une quantité de feu soit avec une quantité égale d'air dans un certain rapport de puissance pourvu que celui-ci s'exprime dans un nombre quelconque, il est néanmoins manifeste que l'infini dépasse et détruit le limité). Mais il n'est pas possible non plus que chaque élément soit infini. [20] En effet, un corps c'est ce qui s'étend de tous côtés, mais est infini ce qui a une étendue sans limites, de sorte que le corps infini aura une étendue de tous côtés indéfiniment.
D'autre part, il n'est pas non plus possible qu'un corps infini soit un et simple, pas plus celui qui est à côté des éléments dont parlent certains et d'où ils font venir ceux-ci, qu'absolument. Il y en a, en effet, certains [25] qui prennent cela comme infini et non pas l'air ou l'eau, ceci pour éviter que les autres éléments ne soient détruits par celui d'entre eux qui serait infini ; car il y a de la contrariété entre eux, par exemple l'air est froid, alors que l'eau est humide et que le feu est chaud, et si un seul d'entre eux était infini, il aurait du même coup supprimé tous les autres ; mais, en réalité, il existe, disent-ils, autre chose d'où proviennent ces éléments. Mais il est [30] impossible qu'il existe une telle réalité, non pas parce qu'elle serait infinie (en effet, à ce sujet, il faut faire un raisonnement commun à tous les cas, que ce soit pour l'air, l'eau ou n'importe quoi), mais parce qu'il n'existe pas de corps sensible de cette sorte à côté de ce qu'on appelle les éléments. En effet, toutes choses se résolvent en ce d'où elles viennent, de sorte que cet infini serait là, à côté de l'air, du feu, [35] de la terre et de l'eau. Or, de toute évidence, il n'y a rien de tel. Mais il n'est pas non plus possible que le feu ou aucun autre [205a] des éléments soit infini. En effet, d'une manière générale, même si l'on met à part le problème de l'infinité de l'un d'entre eux, il est impossible que le tout, quand bien même il serait limité, soit ou devienne l'un d'entre eux, à la manière dont Héraclite dit que tout devient du feu à un moment donné. Le même raisonnement s'applique d'ailleurs à l'un, tel que les physiciens le posent à côté des éléments. [5] En effet, tout change d'un contraire à l'autre, par exemple du chaud au froid.
Examen général
Mais il faut examiner dans tous les cas, à partir de ce qui suit, s'il est possible qu'il existe un corps infini sensible. Et qu'il soit absolument impossible qu'il y ait un corps infini sensible, c'est évident d'après ce qui suit. [10] En effet, par nature le sensible quel qu'il soit existe quelque part et il existe un lieu déterminé pour chacun, et le lieu est le même pour la partie et le tout, par exemple celui de la terre dans son ensemble et celui d'une seule motte, celui du feu et celui d'une étincelle.
Si bien que, si ce corps infini est homogène, il sera immobile ou dans un transport perpétuel. Pourtant c'est impossible. Pourquoi, en effet, <serait-il immobile ou serait-il porté> plutôt en haut, en bas ou n'importe où ? Je veux dire si, par exemple, [15] il s'agit d'une motte, où sera-t-elle en mouvement, ou bien où demeurera-t-elle immobile ? En effet, le lieu occupé par le corps qui lui est homogène est infini. Donc occupera-t-elle le lieu tout entier ? et comment cela serait-il ? Donc quels sont ou bien où sont son immobilité et son mouvement ? Demeurera-t-elle partout immobile ? Elle ne sera donc pas en mouvement ; sera-t-elle partout en mouvement ? Elle ne s'arrêtera donc jamais.
Par contre, si le tout n'est pas homogène [20] les lieux ne sont pas homogènes non plus ; d'abord le corps du tout ne sera pas un si ce n'est par contact ; ensuite les composants du tout seront des choses dont les espèces seront en nombre soit fini soit infini. En nombre fini, c'est impossible, car les unes seront en nombre infini les autres non, si le tout est infini (c'est l'exemple du feu ou de l'eau). Mais un tel tout amènera la destruction des [25] contraires, comme on l'a dit plus haut. [29] Si <les espèces des composants du tout> sont en nombre infini et sont simples, à la fois les lieux et les éléments seront infinis. Mais puisque c'est impossible et que les lieux sont limités en nombre, il est nécessaire que la totalité soit elle aussi limitée : en effet, il est impossible que le lieu et le corps ne coïncident pas. En effet, le lieu tout entier ne peut dépasser l'extension dont le corps est susceptible (mais du même coup le corps ne sera plus infini) ; et le corps non plus ne peut être plus grand que le lieu. En effet, dans un cas il y aura un vide [205b] et dans l'autre il y aura un corps qui par nature ne sera dans aucun lieu. [25] (Et c'est pourquoi aucun des physiologues n'a fait du feu ni de la terre l'un infini, mais bien de l'eau, de l'air ou de l'intermédiaire entre eux, parce que le lieu de chacun des deux premiers était évidemment déterminé, alors que les deux derniers balancent entre le haut et le bas1.)
Critique d'Anaxagore
[205b] Quant à Anaxagore, ce qu'il dit de l'immobilité de l'infini est étrange. Il dit en effet que l'infini se soutient lui-même, et cela parce qu'il est en lui-même (car rien ne l'enveloppe), sous prétexte que là où une chose se trouve, là elle existerait par nature. [5] Mais cela n'est pas vrai, car il se pourrait bien que quelque chose soit à un endroit par violence et non par nature. Et en supposant effectivement que l'univers n'est pas mû (car il est nécessaire que l'étant qui se soutient lui-même en lui-même soit immobile), encore faut-il dire pour quelle raison il n'est pas dans sa nature d'être mû. Il n'est pas suffisant de s'en tirer en disant qu'il en est ainsi. En effet, il se pourrait que n'importe quoi d'autre soit immobile, mais que [10] rien n'empêche qu'il puisse naturellement être mû ; c'est pour cela que la terre ne subit aucun transport, et qu'elle n'en subirait pas même si elle était infinie, empêchée assurément qu'elle en serait par son centre ; et ce n'est pas parce qu'il n'y a rien d'autre vers quoi elle serait portée qu'elle demeurerait immobile autour de son centre, mais parce que telle est sa nature. Pourtant, il serait possible de dire qu'elle « se soutient elle-même ». Si donc, même dans le cas où la terre serait infinie, cela n'est pas la [15] raison de son immobilité, mais que c'est parce qu'elle a du poids et que le pesant demeure au centre et que la terre demeure autour de son centre, de même aussi l'infini pourrait-il demeurer en lui-même pour quelque autre cause et non parce qu'il est infini et qu'il se soutient lui-même.
En même temps, il est évident que n'importe quelle partie aussi devrait rester immobile ; car de même que l'infini demeure immobile en lui-même en se soutenant lui-même, [20] de même aussi n'importe quelle partie qu'on prendrait en lui demeurera immobile en elle-même. Car les lieux de la totalité et de la partie sont homogènes, ainsi le bas pour la terre entière et pour une motte, et le haut pour le feu en général et pour une étincelle, de sorte que si le lieu de l'infini c'est « en lui-même », le lieu de la partie sera le même : elle demeurera donc au repos en elle-même.
Retour à l'examen général
Mais, d'une façon générale, il est manifestement impossible [25] de dire en même temps qu'il y a un corps infini et qu'il y a un lieu déterminé pour les corps, s'il est vrai que tout corps sensible possède soit une pesanteur soit une légèreté, et que s'il est lourd il est naturellement transporté vers le centre, et s'il est léger vers le haut. Car il serait nécessaire que ce soit aussi le cas pour l'infini, or il n'est pas possible qu'il soit globalement affecté de l'une de ces deux propriétés ni qu'il le soit à moitié par l'une d'entre elles. Comment en effet [30] le diviser ? Ou comment y aura-t-il un haut et un bas de l'infini et une extrémité et un centre ?
De plus, tout corps sensible est dans un lieu ; mais les différences spécifiques du lieu sont le haut et le bas, l'avant et l'arrière, la droite et la gauche ; et ces différences ne sont pas définies seulement par rapport à nous et par convention, mais encore dans l'univers lui-même. [35] Mais il est impossible qu'elles existent dans l'infini.
Et, dans l'absolu, s'il est impossible [206a] qu'il existe un lieu infini et si tout corps est dans un lieu, il est impossible qu'il existe un corps infini. Maintenant, assurément, ce qui est quelque part occupe un lieu et ce qui occupe un lieu est quelque part. Si donc il n'est pas possible non plus que l'infini soit un quantifié – car il serait un quantifié déterminé, par exemple de deux coudées ou de trois coudées ; car ce sont de telles choses que [5] signifie la quantité –, de même aussi le fait d'occuper un certain lieu c'est être quelque part, c'est-à-dire soit en haut, soit en bas, soit dans une autre quelconque des six directions ; or chacune d'elle est une certaine limite.
Qu'en acte il n'y ait donc pas de corps infini, c'est manifeste d'après cela.
Chapitre 6
Ce qu'est l'infini
Mais que, s'il n'existe pas d'infini au sens absolu, il en résulte nombre d'impossibilités, [10] c'est évident ; car il y aura aussi bien un certain commencement qu'une certaine fin du temps, les grandeurs ne seront pas divisibles en grandeurs, et le nombre ne sera pas infini. Mais quand, les choses ayant été déterminées ainsi, aucune des deux hypothèses ne se révèle possible, il est besoin d'un arbitre, et il est évident que l'infini en un certain sens existe et en un autre n'existe pas. En fait, « être » se dit d'une part en puissance, d'autre part en [15] entéléchie ; quant à l'infini, il existe d'une part par addition, mais il existe d'autre part aussi par division.
Pour ce qui est de la grandeur, on a dit qu'elle n'est pas infinie en acte, mais elle l'est par division ; car il n'est pas difficile de se débarrasser de l'objection des segments indivisibles. Il reste donc que l'infini existe en puissance. Mais il ne faut pas prendre « étant en puissance » comme dans le cas où on dirait « ceci est une statue en puissance », [20] et comprendre que de même qu'il y aura une statue, de même il y aura aussi un infini qui sera en acte. Mais puisque l'être se dit de plusieurs façons, comme le jour ou la lutte sont par le fait que sans cesse quelque chose naît après autre chose, de même en est-il aussi pour l'infini (en effet, même dans ces cas-là il y a existence aussi bien en puissance qu'en acte, car les Jeux olympiques existent à la fois par le fait que la compétition peut [25] avoir lieu et par le fait qu'elle a effectivement lieu).
Les différentes sortes d'infini. Infini temporel, infini en grandeur
L'infini existe surtout avec évidence dans le temps et notamment dans le cas de l'espèce humaine, et dans le cas de la division des grandeurs. D'une façon générale, c'est en effet ainsi qu'est l'infini : par le fait que sans cesse une chose est saisie après une autre et que ce qui est saisi est toujours limité mais certes toujours différent1 ; mais dans [206b] les grandeurs cela se produit avec la persistance de ce qu'on saisit, alors que dans le cas des hommes et du temps qui passent, c'est d'une façon telle qu'il n'y a pas de persistance.
Infini par addition, infini par division
D'autre part, l'infini par addition est d'une certaine manière la même chose que celui par division. En effet, dans une grandeur finie, l'infini par addition [5] advient d'une manière inverse à celle de l'infini par division ; car là où l'on voit une grandeur divisée indéfiniment, du même coup il apparaîtra que par addition on tende vers la grandeur déterminée. En effet, dans la grandeur finie, si, en prenant une grandeur déterminée, on prend ensuite une autre grandeur selon le même rapport, mais sans prendre une grandeur qui soit la même que le tout, on n'arrivera pas au bout de la grandeur finie. Mais si on [10] augmente ce rapport de façon à ce que toujours la grandeur comprise dans la grandeur finie initiale soit la même, on y arrivera parce que toute grandeur finie est épuisée par n'importe quelle grandeur déterminée. Donc il n'est pas possible que l'infini existe autrement qu'en puissance et par réduction (mais aussi en entéléchie à la façon dont nous disons que le jour et la lutte existent) ; et il existe en puissance [15] à la façon de la matière, et non en soi comme existe le fini. Et l'infini par addition existe de la même façon en puissance, lui dont nous disons qu'il est d'une certaine manière la même chose que l'infini par division. Car il sera toujours possible de prendre quelque chose à l'extérieur, qui pourtant ne dépassera pas toute grandeur – à la façon dont, par la division, on dépasse toujours en petitesse toute grandeur déterminée – et sera toujours plus petit. De sorte que dépasser toute grandeur par addition [20] n'est pas possible même en puissance, sauf s'il existe un infini en entéléchie par accident, à la manière dont les physiologues prétendent que le corps extérieur au monde, dont la substance est air ou quelque chose d'autre de ce genre, est infini.
Mais s'il [25] n'est pas possible qu'il existe un corps sensible infini en entéléchie de cette façon, il est manifeste qu'il ne pourrait même pas y en avoir un en puissance par addition, à moins que ce ne soit de manière inverse à celle de la division, comme on l'a dit, puisque aussi bien Platon a imaginé les infinis au nombre de deux, pour cette raison qu'il semble qu'on dépasse une limite et qu'on aille à l'infini à la fois par augmentation et par exhaustion ; [30] pourtant, après en avoir imaginé deux il ne s'en sert pas. En effet, l'infini n'appartient aux nombres ni par exhaustion (car l'unité est un minimum), ni par augmentation (en effet, il n'imagine le nombre que jusqu'à la décade).
Opposition de l'infini et de la totalité
Mais l'infini se trouve être le contraire de ce qu'on dit. [207a] En effet, il n'est pas ce qui n'a rien à l'extérieur de soi, mais c'est ce dont quelque chose est toujours à l'extérieur de lui : c'est cela l'infini. Un signe en est qu'on dit infinis les anneaux qui n'ont pas de chaton parce qu'il est toujours possible d'atteindre quelque chose au-delà d'un point donné, mais on le dit en quelque sorte par similitude et non au sens propre. Pour qu'il y ait infini, en effet, il faut [5] à la fois qu'il en soit ainsi, et aussi qu'on ne parvienne jamais au même point ; alors que dans le cercle cela ne se produit pas ainsi, mais seul le point suivant est autre. Est donc infini ce dont, quand on le prend selon la quantité, il est toujours possible de prendre quelque chose à l'extérieur. Mais ce dont rien n'est à l'extérieur de lui, cela est achevé et une totalité. C'est en effet ainsi que nous définissons la totalité, ce à quoi [10] il ne manque rien, par exemple un homme total ou un coffre total. Et il en va de la totalité au sens éminent comme de la totalité particulière, à savoir c'est ce qui n'a rien à l'extérieur de soi. Ce à quoi il manque quelque chose qui existe hors de lui, cela n'est pas un tout, quoi que ce soit qui manque. Mais la totalité et l'achevé soit sont complètement la même chose, soit ont une nature voisine. Mais rien n'est achevé sans avoir de fin ; or la fin est une [15] limite.
C'est pourquoi nous devons penser que la position de Parménide est meilleure que celle de Mélissos. En effet, celui-ci dit que l'infini est une totalité, alors que l'autre dit que la totalité est délimitée, « également distante du centre ». En effet, ce n'est pas attacher du fil à du fil que d'attacher l'infini au tout et à la totalité, car c'est de cela qu'on tire la dignité qu'on accorde à l'infini, à savoir tout englober [20] et contenir le tout en soi-même, du fait qu'il a une certaine similitude avec la totalité. En effet, l'infini c'est la matière dans l'achèvement de la grandeur, c'est-à-dire la totalité en puissance, mais pas en entéléchie, mais qui est divisible à la fois dans le processus d'exhaustion et dans celui inverse d'addition, et c'est une totalité définie non pas par soi, mais relativement à quelque chose d'autre. Et, [25] en tant qu'infini, il n'englobe pas, mais il est englobé. Voilà pourquoi il est aussi inconnaissable en tant qu'infini ; car la matière n'a pas de forme. De sorte qu'il est manifeste que l'infini entre plutôt dans le concept de partie que dans celui de totalité ; en effet la matière est une partie de la totalité comme l'airain est une partie de la statue d'airain, puisque s'il est vrai que dans les sensibles la matière est englobante, dans le domaine des intelligibles aussi, [30] il faudrait que le grand et le petit englobent les intelligibles. Or il est absurde et impossible que l'inconnaissable et l'infini englobent et définissent.
Chapitre 7
L'infini dans le domaine du nombre et dans celui de la grandeur
Mais en suivant le raisonnement aussi, il semble que par addition il n'y ait pas d'infini qui existe de manière à dépasser toute grandeur, [35] mais qu'il en existe par division (en effet, ce qui est circonscrit à l'intérieur comme la matière [207b] c'est l'infini, et c'est la forme qui circonscrit). Mais il est aussi rationnel que dans le domaine du nombre il y ait une limite quand on tend vers le minimum alors qu'on dépasse toujours par accroissement n'importe quel nombre, mais que pour les grandeurs ce soit l'inverse : dans le sens du moins on va en deçà de [5] n'importe quelle grandeur, alors que dans le sens du plus il n'existe pas de grandeur infinie. La cause en est que l'unité, quelle qu'elle soit, est indivisible (par exemple un homme est un homme unique et non plusieurs), or le nombre est plusieurs unités et une quantité de telles choses, de sorte qu'il est nécessaire de s'arrêter à l'indivisible (en effet, « trois » et « deux » sont des termes paronymes, et il en est de même pour [10] chacun des autres nombres), mais dans le sens de l'accroissement on peut toujours en concevoir un plus grand. En effet, les dichotomies de la grandeur sont en nombre infini. De sorte que, existant en puissance et non en acte, le nombre conçu dépasse toujours néanmoins n'importe quel nombre déterminé. Mais ce nombre n'est pas séparé de la dichotomie, et l'infinité ne demeure pas immobile, mais est en devenir, comme [15] aussi le temps et le nombre du temps. Mais pour les grandeurs c'est l'inverse. En effet, le continu se divise indéfiniment, mais dans le sens de l'accroissement il n'y a pas d'infini. En effet, la grandeur qu'un continu peut avoir en puissance, il peut aussi l'avoir en acte. De sorte que puisque aucune grandeur sensible n'est infinie, il n'est pas possible [20] qu'il y ait dépassement de n'importe quelle grandeur déterminée, car alors il y aurait quelque chose de plus grand que le ciel.
Trois remarques
Par ailleurs, l'infini n'est pas la même chose dans les domaines de la grandeur, du mouvement et du temps, comme s'il était une nature unique, mais ce qui est postérieur se dit par rapport à ce qui est antérieur : on parle de mouvement parce que la grandeur qui est le support du mouvement a été soit altérée soit augmentée, et le temps est défini par l'intermédiaire [25] du mouvement. Pour l'instant nous utilisons ces notions, par la suite nous dirons à la fois ce qu'est chacune d'elles et pourquoi toute grandeur est divisible en grandeurs.
Mais ce raisonnement, en supprimant l'existence d'un infini qui serait parcourable en acte dans le sens de l'accroissement, ne prive pas les mathématiciens de leur étude. En effet, ils n'ont [30] en fait pas besoin de l'infini, et ils ne l'utilisent pas, mais ont seulement besoin qu'il existe une droite finie de la grandeur qu'ils veulent. Et n'importe quelle autre grandeur peut être divisée dans le même rapport que la grandeur maximum. De sorte que pour la démonstration cela ne fait aucune différence pour eux, et le fait pour l'infini d'appartenir aux grandeurs existantes n'est pas nécessaire.
Mais puisque les causes ont été divisées en quatre sortes, [35] il est manifeste que l'indéfini est cause comme matière, et que [208a] d'une part son être propre c'est la privation, et que d'autre part le substrat en soi c'est le continu qui est aussi sensible. Et tous les autres philosophes eux aussi se servent manifestement de l'infini comme matière. C'est aussi pourquoi il est étrange d'en faire ce qui circonscrit et non ce qui est circonscrit.